Le Pays des Celtes, Mémoires de la Gaule, Laurent Olivier (par Didier Smal)
Le Pays des Celtes, Mémoires de la Gaule, Laurent Olivier, Seuil Points Histoire, avril 2021, 448 pages, 10,80 €
À qui désire un livre sur les Celtes, leur culture, leur histoire, etc., le livre de Laurent Olivier ne s’adresse pas, ou du moins pas tout à fait ; on recommande plutôt les ouvrages de Venceslas Kruta, soit Les Celtes, aux Puf pour les amateurs de petits formats, soit Les Celtes, Histoire et dictionnaire, chez Robert Laffont pour les très curieux. D’ailleurs, le premier de ces deux ouvrages est mentionné par Laurent Olivier dans la riche bibliographie à la fin du Pays des Celtes, ce qui n’empêche en rien la critique du point de vue « ethnique » sur les Celtes de Kruta, qui confond « l’extension des productions de la culture matérielle » avec des « phénomènes de migration de peuples, pour ne pas dire de mouvements de conquête ethnique » :
« Selon ce schéma, les Celtes, finalement, reviennent occuper la place laissée vacante par les Germains de la “préhistoire allemande”, qui, l’un et l’autre, avaient été défaits en 1945. Sur un fonds aussi poreux aux interprétations de l’archéologie raciale allemande, il n’est guère surprenant de voir se greffer des thèses visant explicitement à la réhabilitation des “Indo-Européens” ou plus exactement des “Indo-Germains”, tels que les avaient célébrés les anciens chercheurs du régime national-socialiste ».
Ce paragraphe seul, extrait du chapitre « Le passé est mémoire », met en évidence le propos sous-jacent d’Olivier, auteur par ailleurs d’un essai intitulé Nos ancêtres les Germains, Les archéologues français et allemands au service du nazisme (2012), dans Le Pays des Celtes : écrire l’histoire de la façon dont l’Histoire, au fil des siècles, depuis les Grecs et Romains jusqu’à nos jours, s’est emparée des Celtes, en a dressé un portrait bestial ou glorieux, mais toujours inexact, au service d’une idéologie propre à l’époque en question. Et aujourd’hui, ce sont les « identitaires », ceux qui n’arrivent pas à admettre ce que l’archéologie et le séquençage ADN disent (en gros, le concept de « race pure » européenne est une vaste blague), qui se voient en dignes héritiers d’un Vercingétorix fantasmé – comme on dit du côté de Babaorum, « Ils sont fous, ces Gaulois ! ».
Mais Le Pays des Celtes est bien plus qu’un essai sur la récupération ou l’avilissement de « Nos ancêtres les Gaulois » au fil des siècles, depuis Hécatée de Milet, à la fin du VIe siècle avant notre ère, jusqu’à Camille Jullian (1859-1933), auteur de la somme en huit volumes Histoire de la Gaule (1907-1926), en passant par la Guerre des Gaules. Olivier, et c’est le sens du sous-titre, Mémoires de la Gaule, montre l’évolution de la façon dont sont envisagés au fil des siècles, il retrace, si l’on peut dire, l’histoire de l’histoire des Celtes, et, au passage, une histoire de l’Histoire – tout en proposant un voyage au Pays des Celtes, donc. Son point de départ se trouve dans des écrits grecs ou romains, souvent de seconde main, toujours écrits selon le point de vue de la seule altérité (les Celtes sont jugés à l’aune de la civilisation méditerranéenne) ; son point d’arrivée temporaire se trouve dans le sol, dont il a fallu comprendre, admettre et reconnaître les traces celtiques qu’il contient. Ainsi, si, dû aux travaux d’aménagement territorial voulu par Louis XIV et à certaines volontés politiques par la suite, le sol se met à « parler » du XVIIe siècle à la seconde moitié du XIXe siècle, sa langue reste incomprise, et un somptueux casque découvert en 1841 se voit jugé « d’un travail trop délicat » pour « avoir appartenu à une production indigène d’époque pré-romaine ».
C’est toute la problématique de l’Autre et sa reconnaissance en tant qu’Autre qui est soulevée dans les deux premières parties du Pays des Celtes : comment attribuer un quelconque sens artistique à une peuplade considérée comme « barbare », « féroce », « bestiale », « sauvage » ? Comment envisager avec sérénité des mœurs différentes, si l’observateur les envisage depuis le seul point de vue de celles régissant sa propre culture, estimées non seulement comme supérieures mais comme seules valides ? L’historien, s’il ne se fait philosophe, et il s’en garde bien, incite du moins à une réflexion sur le rapport à l’Autre, par entre autres une très intéressante parenthèse ouverte sur le rapport entre la découverte des « sauvages » d’Amérique et la « découverte » du passé celtique.
Le chapitre suivant du Pays des Celtes, « La résurgence du passé », si elle continue à retracer l’histoire de l’histoire des Celtes, contient aussi, ainsi que déjà suggéré ci-dessus, une réflexion sur la récupération potentielle du passé par le présent, son usage bien compris et intéressé. C’est le terrible « Nos ancêtres les Gaulois », la découverte d’une « race » dont la France serait l’héritière présumée – alors que d’autres territoires, dont les îles britanniques, montrent bien plus de traces « celtiques » proches dans le temps. Dans ce processus, les Celtes sont à nouveau réduits au silence, comme deux millénaires plus tôt : si l’on parle d’eux, c’est pour servir un propos, ou du moins selon le prisme d’une idée à défendre. Bien sûr, cela ne signifie pas qu’il faille jeter aux oubliettes l’œuvre d’un Camille Jullian ou celle d’un Venceslas Kruta ; il convient par contre de prendre en compte que certaines considérations poursuivent un but autre qu’historique. Avec humour, mais aussi avec un certain sérieux, regrettons juste qu’Olivier n’ait pas effectué une embardée vers les productions culturelles populaires et l’imagerie celtique qu’elles ont proposée, d’Astérix à Alix, pour citer le seul cas de la bande dessinée.
La dernière partie du Pays des Celtes, « Mémoire gauloise », offre trois points de vue sur la société gauloise, tous trois ayant pour objectif de la démythifier – c’est-à-dire en donner une vision aussi objective que possible eu égard à l’état actuel des connaissances offertes par les documents et l’archéologie. Ni célébration, ni dénigrement : Olivier montre, et corrige éventuellement par une interprétation nuancée, quitte à adopter le point de vue ethnographique d’un Lafitau vers 1720 : regarder vers « ailleurs » pour comprendre « hier ». Il commence par le rapport des Gaulois à la violence, à la guerre et au pouvoir, incompris des Grecs et des Romains (toujours le problème de l’altérité), continue sur « Le monde de la dette », un rapport à la richesse à nouveau différent, qui va faire exploser la société celtique, et conclut sur « Comment les Celtes voyaient le monde », montrant une société intellectuellement plus raffinée et scientifiquement avancée qu’il y paraît (par exemple, tracer un pentagone parfait requiert un certain savoir mathématique, or des parures découvertes en 1999 près de Roissy sont ornées de formes pentagonales parfaites – des Celtes pythagoriciens ?).
Tout cela fait du Pays des Celtes un essai construit selon une logique sous-jacente, celle de l’altérité propre à toute écriture historique, altérité à montrer sous peine de contresens, qui offre au lecteur un double plaisir : celui d’une vision du monde celtique en adéquation avec ce que dit le sol plutôt qu’avec ce que disent des textes se servant des Celtes plus qu’ils en parlent, et celui d’une réflexion sur ce qu’est l’Histoire et son écriture, de nombreux passages incitant le lecteur à poser Le Pays des Celtes pour méditer quelques mots, dont ceux-ci : « Ainsi, face à ce “passé-mémoire”, il nous faut prendre en compte également notre propre condition historique ; en d’autres termes, notre situation du présent depuis laquelle nous interrogeons cette mémoire. Nous sommes immergés en effet dans l’histoire : nous interprétons les phénomènes auxquels nous sommes confrontés selon la place que nous y occupons, en fonction de notre culture et de nos représentations collectives. C’est pourquoi notre rapport au passé prend toujours la forme d’un dialogue : nous portons en nous des questions auxquelles le passé vient apporter des éléments de réponse que nous ne soupçonnions pas. Le passé n’est donc jamais dépassé ; il est au contraire la matière même de notre appréhension du présent et de l’avenir. Nous n’en serons jamais quittes avec l’Histoire ; l’Histoire, le passé, sont inscrits en nous ». On ne saurait mieux dire.
Didier Smal
Laurent Olivier, né en 1958, archéologue et historien français, est Conservateur en chef des collections d’archéologie celtique et gauloise du musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye.
- Vu: 1950