Le pays de la peur, Isaac Rosa
Le pays de la peur (El país del miedo), avril 2014, trad. espagnol Vincent Raynaud, 329 pages, 20 €
Ecrivain(s): Isaac Rosa Edition: Christian Bourgois
Quel est donc ce pays de la peur dont Isaac Rosa entend nous faire le récit ? Quelques pays en guerre ou soumis à une terrible dictature ? Un nouvel avatar du meilleur des mondes, de 1984 ou de Farenheit 451 ? Nullement. Le pays de la peur, c’est celui dans lequel nous vivons aujourd’hui. Le pays dans lequel vivent aussi l’auteur, le narrateur et les personnages. Une Espagne qui devient France par la magie de la traduction et qui pourrait être n’importe quel pays de notre monde moderne, de notre « occident », voire au-delà.
En suivant les pas et les pensées de Carlos, c’est dans nos propres têtes qu’Isaac Rosa nous fait pénétrer, mettant à jour les mécanismes qui peuvent insidieusement et irrépressiblement nous installer dans le pays de la peur. Un pays où le quotidien peut se révéler plein de menaces qui, à force d’être fantasmées et médiatisées deviennent réelles et effectives.
Carlos n’est pas a priori raciste, et son épouse Sara non plus. Pour autant, ce ne peut être que la jeune Naïma, la discrète et travailleuse marocaine qui travaille chez eux, qui dérobe objets et argent, tout le prouve. Sauf que… Sauf que leur jeune fils Pablo n’est peut-être pas innocent, sans pour autant être coupable… Et voilà que s’enclenche un redoutable processus dans lequel Carlos va irrémédiablement glisser. Sans doute y a-t-il été préparé et conditionné depuis son enfance, mais sa volonté de bien faire, de ménager et protéger, de trouver le compromis le meilleur va se conjuguer à ses craintes, ses petits arrangements avec le réel, son désir éperdu de normalité rationnelle, civilisée, pour faire de sa vie un enfer ordinaire, presque anecdotique, mais sans issue… l’oppression de la peur mène son travail discret et dévastateur. Une peur qui encourage ce qui la justifie, légitimant au passage le désir de plus en plus fort de sécurité, de contrôle, de surveillance… Tout serait tellement plus sûr et simple si… Mais que resterait-il alors de nos libertés ?… Entre morale et peur, entre idéal trop théorique et pragmatisme trop brutal, il semblerait que ce soit à chacun de trouver la bonne réponse. Entre peur de l’autre et peur de soi-même, du qu’en dira-t-on et du jugement des autres, le sujet se retrouve bien seul.
Le récit implacable d’Isaac Rosa relève à la fois du thriller et de l’essai. Thriller par le récit méthodique, précis, pesé et mesuré, d’une machine infernale qui conduit un enfant marginalisé et une famille ordinaire au bord du gouffre. Essai aussi par la mise à jour méthodique des processus d’installation et de production de la peur, de l’oppression qu’elle génère, des imaginaires et des instincts qu’elle éveille et dont elle se nourrit (le récit fait par ailleurs explicitement référence aux travaux de Stanley Milgram dans les années 70 ainsi qu’à l’expérience de la fausse prison de Stanford qui l’a prolongée). On peut trouver qu’il y a quelque chose de désespérant dans ce pays de la peur dont on semble de pas pouvoir sortir, et l’on pourrait être tenté de reprocher à l’auteur de ne pas avoir pour nous trouver l’issue. L’exercice de lucidité peut en effet être cruel, nous laissant en pleine lumière, aveuglés et ne sachant plus trop où aller ou comment faire. C’est peut-être cela l’œuvre que l’on peut attendre de la littérature : qu’elle nous ouvre les yeux et nous force à regarder autour de nous comme en nous-même sans chercher à nous faire la morale ou à nous donner des réponses toutes faites, à justifier des opinions bien arrêtées.
Un maître-livre qui nous embarque dans son récit pour nous mettre face à des questions d’une redoutable actualité (mais elle le resteront sans doute toujours) et dans lequel nous pouvons avoir peur de trop bien nous reconnaître.
Marc Ossorguine
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