Le parapluie rouge, Anna de Sandre
Le parapluie rouge, Editions In 8, coll. Alter & Ego, avril 2014, 112 pages, 12 €
Ecrivain(s): Anna de Sandre
Le recueil de cinq nouvelles publié en 2014 aux Editions In 8 dirigées par Claude Chambard, dont le titre Le parapluie rouge est celui de la dernière nouvelle, explore toute une humanité fragile à travers différents portraits brossés avec une justesse et une concision déconcertante. Les personnages de ces nouvelles donnent l’impression de nous frôler sans cesse, entre force et vulnérabilité, chacun installant une présence dans le fracas de leur vie. De la SDF de la première nouvelle, Un festin en hiver, dont le père attend la visite, et que la sœur méprise avec sa fausse assistance, au jeune homme suicidaire de la troisième nouvelle dont seuls leurs cœurs tendres nous réchauffent dans cette atmosphère glaciale dont le froid de l’hiver même est la métaphore.
« Clara oscillait au bord du vide, et sa cadette mais néanmoins régente surgissait pour tenter d’imprimer un nouveau mouvement à ses marches, si possible, pendulaires ».
On s’attache à chacun par la tendresse même que leur porte l’auteur, donnant à l’un et à l’autre une particularité, une fragilité : Clara la jeune fille SDF est enceinte et heureuse de l’être, Aurélien, le jeune homme en burn-out est honnête et sérieux, la jeune fille du Parapluie rouge a été brisée par la vie… En regard de cette tendresse à laquelle le lecteur ne peut pas échapper, il y a cette violence de la rue, pour Clara : « elle ne connut alors que des sans-abris, des zonards, des punks à chiens et des fugueurs, c’est-à-dire des hommes incapables de la rassasier, et Clara ressentit la faim au point que manger cessa d’être une obsession. Ne pas crever était son nouvel appétit ».
Entre un père mourant qui vous a abandonné et un fils qui pointe bientôt son nez, il n’y a pas à choisir, tant qu’à nourrir quelqu’un… « C’était une famille où on chassait ou abandonnait, où l’on avançait péniblement dans l’âge en jouant à saute-mouton avec de grands élans par-dessus les manques et les pertes ».
La seconde nouvelle, A la nuit, loin du Montana, me rappelle l’univers des nouvellistes américains John Fante ou Brautigan (peut-être à cause de Tokyo Montana express) mais plus encore à Demande à la poussière ou un Privé à Babylone de John Fante, à cause de l’ambiance des milieux décrits, entre émotion et vérité nue, entre désir d’évasion et violente réalité, entre humour et ironie quelquefois, toujours dans un quotidien urbain agressif. En voici l’incipit :
« Avant, quand j’osais relever la tête pour dessiner un rêve dans les bouts du ciel entre les branches du tilleul, derrière la barrière de chez Baloge – le propriétaire de l’immeuble où je pistais les cafards au lieu de chercher un travail – je partais pour le Wyoming ou le Montana et je me mettais à la colle avec un garçon vacher… ».
On avance dans des univers hostiles aux personnages, achoppant sur la crudité de leur vie, se rattrapant à la poésie de leur âme. « Je répondais invariablement “ta gueule” (elle adorait ça) et je conjurais la prophétie du malheur en lui mettant un coup de poing sur l’épaule. Dottie était ce que j’avais trouvé de mieux pour ne pas m’enlaidir ». La narratrice de cette nouvelle nous dévoile sans faux-semblants, dans une langue crue et une acuité particulière, la violence de son quotidien, fait de luttes pour survivre, de bagarres, de scènes trashs, d’auto-mutilation. « Je repris mon souffle sous les insultes de la jeune femme. Elles évoquaient un problème en rapport avec les testicules de mon père, ce qui me fit presque sourire, vu qu’elle avait probablement raison ».
Quelle magie dans cette écriture ! qui, là où tout n’est que noirceur, douleur, difficulté à vivre, arrive à transcender l’informe et à faire place à l’amour, la complicité entre deux femmes (dans la nouvelle 2 et 5). Oui Amira est une femme scarifiée mais cette femme-là est belle sans aucun doute, la narratrice nous la rend plus belle encore : « Le parfum de cette fille ressemblait à du santal et moi j’adore le santal. Dans mon rêve dans le Montana, le garçon vacher à qui je servais des pommes sentait exactement la même odeur ».
Mais ce que l’on garde de notre lecture ce sont tous ces instants de poésie qui adoucissent les mots (maux), cette vivacité de ton, conjointe à ce regard tendre, sur ses personnages. On pénètre ces géographies de la dèche où des filles vulgaires, victimes de la noirceur de l’ordinaire, toujours sur la route, entre abandon et humiliations creusent leur chemins semés d’épaves. Anna de Sandre n’est pas John Fante mais ce texte-là en particulier s’en approche singulièrement. John Fante aurait pu lui répondre : « demande à la poussière… », demande au vent qui s’en fout. Et s’il me fait penser aussi à Brautigan, c’est aussi à cause de son titre, La nuit, loin du Montana, peut-être comme un clin d’œil, à des références littéraires revendiquées ? Sans doute Anna de Sandre, elle qui est également poète, a-t-elle lu, en souriant, cette nouvelle à l’intérieur de Tokyo Montana express intitulée : La poésie viendra au Montana le 24 mars.
L’heure dite est la troisième nouvelle du recueil. Elle met en scène un jeune homme depuis un point de vue interne, le lecteur suit Aurélien en direct avec son âme. Le choix de ce point de vue est habile puisqu’il nous fait ressentir absolument tout de ce que perçoit, vit, ressent ce narrateur qui nous donne les derniers instants de sa vie. « J’aime bien onze heure dix… » «… Onze heure dix sera mon heure ».Aurélien, ce rêveur, cet « autiste indécrottable », « c’est pour ça que tu as choisi le métier d’ingénieur», « corvéable à tout moment » qui ne supporte plus la stupidité de son entreprise : « je quitte ma boîte parce que c’est une maquerelle comme la vôtre : nous y vendons notre âme et vous baisez nos squelettes ». Avoir la force d’être à l’heure à son dernier rendez-vous.
Et le jeudi non plus est une nouvelle étrange, un peu mystérieuse ou fantastique qui nous met, par son étrangeté, en direct avec la folie de son personnage. Madame Amaury est une veuve qui « ramasse des inconnus », « des promeneurs » qu’elle ramène chez elle. Le dernier a-t-il jamais existé ? « Est-ce qu’elle a une tête à l’avoir tué ? ». Même les choses se mettent à flotter, à n’avoir que très peu de consistance, l’ascenseur par exemple, « l’ascenseur glisse à présent avec le bruit d’une aiguillée de soie tirée au travers d’une étoffe ». L’écriture se fait feutrée comme l’ambiance.
Le parapluie rouge est sans aucun doute la plus sensible, la plus lumineuse, bercée par le regard mauve de cette femme, cette « vieille tordue comme un clou mal frappé » dont les yeux mauves vont réchauffer « tout ce qui en moi avait gelé depuis la mort de mon fils ». La narratrice à nouveau est une jeune femme, une « tireuse de cartes » qui a pris l’habitude de s’asseoir dans ce café sans avoir toujours de quoi se payer à boire. « J’ai soif bon sang ! J’ai soif et je veux me noyer dans les yeux de l’aïeule ». « Le parapluie rouge » de Avigdor Arikha sera l’emblème « dans la joie du rouge. Dans le vivant du rouge », ce rouge qui dit la violence d’un deuil douloureux, de cette chaleur que lui a procurée cette vieille femme aux yeux « couleur des yeux d’Andy ».
L’écriture d’Anna de Sandre nous bouscule, nous transporte dans des quotidiens abîmés, un présent, une action, presque immobiles, on est spectateur muet de scènes douloureuses contées avec pudeur et violence à la fois, auxquelles succèdent des pauses poétiques, moments de grande littérature : « Nous nous assîmes en face d’elle, écoutant la musique et regardant le théâtre des groupes qui suaient et hurlaient le temps d’oublier que demain frappe au lit au bout de chaque nuit ».
En lisant les nouvelles de ce premier recueil, on ressent cette énergie folle mêlée de désespérance qui vous fait pénétrer au plus profond de l’âme des êtres dans toute leur complexité, leurs contradictions, leurs humiliations. C’est une écriture d’une grande sensibilité qui dépeint les malentendus qui empoisonnent les rapports les plus intimes entre les êtres.
Les nouvelles du Parapluie rouge sont pleines de la violence que génère la douleur. Dans la difficulté à vivre, l’écriture métamorphose la souffrance et chaque mot est un petit bijou, chaque phrase, une pierre d’une concision parfaite, chaque nouvelle a la saveur d’une profonde humanité.
« Il te faut Le parapluie rouge d’Avigdor Arikha et je vais te l’apporter. Je l’accrocherai sur le mur de ton choix et tes pierres mauves prendront feu quand tu me souriras. Tu ne le sais pas encore en glissant ta main sous mon bras. Tu étais la seule et je m’étais quittée. Il y aurait désormais, toi, moi et le tableau d’Avigdor ».
Marie-Josée Desvignes
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