Le Paradigme de l’art contemporain, Nathalie Heinich (par Didier Smal)
Le Paradigme de l’art contemporain, Nathalie Heinich, Folio, avril 2022, 480 pages, 9,40 €
L’art contemporain pose problème, c’est le moins qu’on puisse dire, et, des Considérations sur l’état des Beaux-Arts (1983 déjà), à la « querelle de l’art contemporain » (titre d’un essai de Marc Jimenez paru en 2005), ce problème a pu se transformer en polémique. La question du goût et du sens à donner à l’art contemporain ne trouve pas de réponse claire, et à la fin d’un documentaire diffusé sur TV5 au début des années 2010, on pouvait entendre un conservateur dire d’un air malicieux que, en gros, il ignorait si l’art contemporain avait un sens, mais que s’il en avait un, ça valait la peine de le découvrir – façon malicieuse de botter en touche et empêcher tout débat.
Nathalie Heinich quant à elle aborde la question d’un point de vue sociologique, puisque telle est sa formation, depuis 1998, et son dernier ouvrage en date relatif à l’art contemporain, Le Paradigme de l’art contemporain, Structures d’une révolution artistique (2014) est aujourd’hui réédité avec un avant-propos inédit.
Son point de vue, qui évite sciemment de parler des œuvres en tant que telles pour analyser le fonctionnement du monde de l’art contemporain, des artistes aux galeristes et aux collectionneurs, lui a valu des volées de bois vert et des accusations diverses (« populisme scientifique » permettant de « justifier une certaine condamnation de l’art d’avant-garde », selon Bourdieu en 1999), car elle tend à montrer ce qu’il est désagréable de voir : à certains égards, dans l’art contemporain, l’œuvre, souvent éphémère, souvent circonstancielle, dépourvue en tout cas de toute intériorité, serait secondaire par rapport aux discours l’environnant. Pour caricaturer, mais à peine, son propos, l’art contemporain serait avant tout affaire de communication, et « l’artiste contemporain est devenu sa propre référence – à la fois le créateur et la création ».
La question n’est pas de prendre part à la « guerre d’édition » menée sur la page Wikipédia de Heinich, ou de se positionner pour ou contre l’art contemporain, ce qu’elle ne fait d’ailleurs pas ; la question est de juger sur pièce de la qualité de son travail. Certes, il faut convenir que la neutralité absolue n’est pas présente, et on pourrait soupçonner que l’autrice pointe des ridicules, propos, attitudes ou œuvres, choisis (à ceci près que ce supposé choix correspond à ce que tout le monde peut connaître de l’art contemporain, et est donc représentatif de son univers) – mais l’est-elle jamais dans un essai appartenant au vaste domaine des sciences humaines ? Heinich fait aussi parfois montre d’une ironie apparente (deux intertitres : « Comment installer un mur de purée » et « Faut-il conserver les épluchures ? » – à ceci près qu’il s’agit bel et bien de propositions artistiques contemporaines…) et peut émettre des constats que d’aucuns réduiraient juste à des jugements péremptoires et dévalorisants – ainsi de ce paragraphe évoquant l’impossibilité de reproduire des œuvres contemporaines dans un ouvrage traitant pourtant de l’art contemporain :
« À ce stade, le lecteur aura sans doute remarqué l’absence dans le présent ouvrage de toute reproduction. La raison n’en est pas seulement que le sociologue ne peut rivaliser avec l’historien d’art dans ce signe extérieur de richesse intellectuelle qu’est l’abondance des illustrations ; elle réside aussi dans une caractéristique bien spécifique de l’art contemporain : il ne se reproduit pas, mais se raconte.
Et s’il se raconte beaucoup plus qu’il ne se montre, c’est qu’il met en œuvre non seulement la littéralité des objets, des gestes ou des mots proposés par les artistes, mais aussi le contexte dans lequel ils s’insèrent : c’est, nous l’avons vu, l’œuvre au-delà de l’objet. Et ce contexte n’est pas seulement spatial et temporel mais aussi social, c’est-à-dire, en l’occurrence, cognitif et axiologique : les œuvres d’art contemporain jouent aussi et peut-être surtout avec les attentes communes liées à la notion d’œuvre d’art. Mais justement : comment représenter ces attentes ? Elles ne peuvent se photographier ni se filmer : tout au plus s’expliciter, en même temps que se raconte le parcours de l’œuvre, et ses effets.
Certes, les reproductions d’œuvres d’art classique et moderne sont toujours imparfaites : les couleurs sont difficiles à reproduire exactement, il manque la texture de la toile ou de la sculpture et, surtout, les dimensions, qui même lorsqu’elles sont indiquées dans la légende ne sont pas immédiatement perceptibles comme faisant partie des propriétés plastiques intrinsèques de l’original. Mais ce ne sont là que des imperfections, plus ou moins corrigeables par la qualité de l’impression, les gros plans ou la mise en page. Pour l’art contemporain en revanche, l’insuffisance de toute reproduction est constitutive de la nature même des œuvres, parce qu’elle en est la conséquence immédiate, quel qu’en soit le genre ».
Cela peut sembler cruel voire réducteur, mais quiconque veut bien lire ces lignes honnêtement, sans aucun affect, avec une certaine expérience de l’art contemporain, s’apercevra de leur véracité. L’art contemporain, effectivement, est une affaire de narration, bien des œuvres restant incompréhensibles sans un guide explicatif. Heinich le constate, le met en évidence au travers de nombreux témoignages, et il n’y a pas de quoi s’en offusquer.
De même, et ce dès les premières pages de son essai, Heinich se livre à une analyse du discours relatif à l’art contemporain, tant celui des galeristes, conservateurs et autres collectionneurs que celui des artistes. Par cette méthode lexicométrique, et donc objective, elle met en évidence certains traits propres à l’art contemporain, dont celui de la « transgression » devenue nécessité et donc paradigmatique. Il en va de même pour les autres traits de cet art propre à une époque, la seconde moitié du XXe siècle et le début du XXIe, sur lequel aucun jugement n’est ici posé. Par contre, et Heinich le montre dans un bref « Épilogue », il convient de se demander dans quelle mesure l’art contemporain ne risque pas de devenir un langage à destination des seuls habitants de son univers, quel que soit leur statut, à l’exclusion des profanes, qui ne seraient pas eux « capables de repérer de nouvelles explorations, à peu près imperceptibles [à leurs yeux] mais remarquables et même passionnantes pour les initiés (un peu comme les commentaires talmudiques, répétitifs et oiseux aux yeux des uns alors que d’autres peuvent y consacrer leur existence) ».
Le jugement sur pièce des œuvres, Heinich le laisse aux historiens de l’art ; elle se cantonne à son rôle de sociologue, observant les interactions, étudiant les discours d’un microcosme qui a pris une place de plus en plus prépondérante dans le monde culturel contemporain. Ce faisant, elle admet volontiers le risque d’irriter (exemple : « Aussi est-il logique que la mise en évidence du poids des médiations dans l’art contemporain, fût-elle la plus neutre, soit d’emblée perçue par “ceux qui s’en occupent” […] comme une dénonciation ») et donc de n’être pas entendue. Entendue en quoi ? Certainement pas comme une proposition de réforme quelle qu’elle soit, mais comme une explication d’un « paradigme » qui, une fois mis en lumière en un style éclairant, appuyé par de nombreux exemples (extraits d’entretiens ou d’articles de presse, descriptions du mode opératoire d’installations, enquêtes de terrain, etc.), peut aider quiconque ne s’y retrouve pas dans l’art contemporain à comprendre la raison d’un relatif malaise face à des créations semblant incapables d’exister par elles-mêmes. Que cette compréhension mène à un rejet ou, au contraire, à une adhésion, ce n’est pas le problème de Heinich ; elle, la sociologue, a montré avec justesse le Paradigme de l’art contemporain, « la spécificité des règles qui organisent l’art contemporain [,] telle que la perception que l’on en a diffère radicalement selon que l’on est familier ou non de ce monde ». À chacun, ainsi que le proposait le conservateur cité en début de cette chronique, de juger si cela vaut la peine d’aller à la recherche du sens de l’art contemporain.
Didier Smal
Nathalie Heinich (1955) est une sociologue française spécialiste de l’art, en particulier l’art contemporain. Elle a ainsi cofondé la revue Sociologie de l’art en 1992 et a publié des ouvrages traitant du sujet à partir de 1993.
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