Le Papier d’orange, La carta delle arance, Pietro De Marchi (par Valérie T. Bravaccio)
Le Papier d’orange, La carta delle arance, Pietro De Marchi, Editions Empreintes, mai 2021, trad. italien, Renato Weber, 190 pages, 9 €
Publié en 2016, La carta delle arance complète un triptyque (Parabole smorzate, 1999 ; Replica, 2006) chez le même éditeur, Edizioni Casagrande. Et, la même année, il est distingué par le prestigieux Gottfried Keller. Il arrive cette année en France, grâce à la très belle Collection Poésie-Poche n°26 de l’Édition Empreintes, en bilingue. La fin du volume accueille une note biographique présentant Pietro De Marchi, sa bibliographie, et la traduction de la note de l’auteur. La traduction en français de Renato Weber est d’une grande finesse. Et, dans sa préface, Ivan Farron arrive à transmettre, avec beaucoup de précisions, l’atmosphère de l’ensemble du recueil en se référant clairement aux titres des compositions et, surtout, en indiquant les pages, ce qui pourrait paraître superflu ; la Table, située à la fin du volume, ne renvoie effectivement pas aux titres de chaque composition.
Structuré en onze chapitres (numérotés en chiffres romains), seuls quatre chapitres ont un titre (IV, Paraphrases ; VI, Trois petites allégories ; VII, Allegro giusto ; IX, Paroles rapportées). Et il n’y a aucun autre titre.
À mon avis, cela inciterait le lecteur à observer d’abord attentivement le recueil. En effet, lorsqu’on le feuillète, on s’aperçoit que les chapitres ne regroupent pas le même nombre de compositions, toutes titrées, et qu’ils accueillent parfois des poésies et des proses. Puis, on observe que certains chapitres s’ouvrent avec une citation ou une épitaphe en langue originale. Pour trouver leur traduction en français, il faut aller feuilleter la note de l’auteur. En somme, la manipulation du recueil préparerait à une lecture approfondie, capable d’éclairer des zones qui auraient pu être laissées dans l’ombre.
Ce recueil est, en réalité, très structuré. Les deux derniers chapitres et le premier chapitre forment les contours de l’objet poétique, créant un espace particulier, car ce sont les seuls chapitres qui s’ouvrent avec des citations. Celles-ci pourraient témoigner d’une organisation structurelle (1). Ces extraits sont à interpréter comme des marqueurs formels délivrant un message : « Une fois / chaque chose, une fois seulement. Une fois et pas plus. Et nous aussi, une fois. Jamais plus. Mais d’avoir été / une fois cela, ne fut-ce qu’une fois : / d’avoir été terrestre ne semble pas révocable » (2). Puis, « Ô chers infiniment » (3) et « la vie si douce qui pour chacun est une » (4). Le message principal serait que le temps passe inexorablement et, que la vie terrestre n’est pas éternelle. Dans sa préface, Ivan Farron souligne qu’il s’agit d’un « hommage au père disparu (plus discrètement à la mère) » (5). Et il a tout à fait raison, mais, selon moi, il y a une dimension supplémentaire. Le poète ne s’exprime pas seulement comme s’il était derrière une caméra cinématographique qui enregistre des instants de la vie quotidienne et les restituent tels quels. Les compositions laissent aussi la place à une dimension temporelle supplémentaire, qui s’ajoute à celle de l’instant du souvenir. C’est la prise de conscience que l’instant est forcément interprété différemment selon où l’on se situe dans le temps par rapport à cet instant.
C’est à cela que se réfère la poésie intitulée Le Papier d’orange qui est, non par hasard, également le titre du recueil. Placée dans le dernier chapitre (et c’est d’ailleurs l’unique poésie de ce chapitre), elle exprime que c’est à la fin d’un parcours (ou après une série d’expériences) que l’on accède à cette prise de conscience. La poésie fait défiler un souvenir précis, mais il y a aussi une dimension supplémentaire.
Le Papier d’orange
et attend le soleil plein de tendre ardeur
Dante, Par. XXIII 8
Ce papier de soie bariolé,
bruissant entre les doigts
de celui qui l’étendait, le lissait avec soin
surtout dans les coins, afin d’élever
devant nos yeux un fragile cylindre,
une tour précaire, et puis de l’incendier
à l’aide d’une allumette, à l’extrémité ;
et nous qui attendions impatients
d’apercevoir ce soleil de Sicile
imprimé sur le papier s’élever
de l’assiette avec un léger soubresaut
se muant ensuite en vol frémissant –
mais plus il s’élevait, plus il se consumait
et restant un instant suspendu dans les airs,
voici un bout de ce soleil noirci,
un fragment de tour tout en flammes,
qui retombe sur l’assiette ;
alors, tandis que du papier roussi
en confettis voltigeait toujours sur nos têtes,
même sans plus la moindre faim
je demandais encore une orange à peler,
j’implorais de le refaire, le répéter,
ce jeu avec le feu.
Comme on peut l’imaginer, il s’agit d’un moment en famille à table, avec une corbeille contenant des oranges enveloppées dans un fin papier alimentaire. Le père modèle le papier en une forme conique et brûle la pointe pour qu’il s’élève un court instant dans l’air pour retomber ensuite en petits morceaux noircis dans l’assiette. L’enfant (le poète d’alors) est émerveillé par ce qu’il voit ; il est d’ailleurs prêt à manger une autre orange sans en avoir envie pour que son père renouvelle cet instant merveilleux. Placé à la fin du recueil, ce tour de magie, est, en réalité, la porte d’entrée pour accéder à l’autre dimension temporelle, métaphorique. La vie humaine est comparée à ce cône qui se consume ; le poète la fixe par l’écriture versifiée pour « répéter » des instants vécus.
Une autre évocation d’un moment extraordinaire est située dans l’avant dernier chapitre. Il s’agit de la poésie intitulée Charlot.
Charlot
« L’horloger de via della Spiga
était marrant parce qu’il marchait comme ça… »
et il se mit à l’imiter en tirant
ses pantalons vers le haut, les mains dans les poches,
comme un maigre qui doit marcher
avec des braies qui ne sont pas à lui, extra large,
sans ceinture ni bretelles.
Ce fut la seule fois que je vis en mon père
un homme qui a vu le jour dans les années de Charlot.
La poésie n’évoque pas seulement le souvenir du père qui imite la démarche comique du célèbre acteur du début du XXème siècle pour amuser son enfant. Le distique final cèle ce souvenir dans un autre espace-temps. Le poète souligne que Charlot et son père appartiennent à la même génération pour transmettre ses souvenirs en noir et blanc (comme le sont les films de Charlot). Les autres six poésies de ce chapitre qui s’ouvre avec la citation de Giovanni Raboni « ô chers infiniment », sont, justement, liées à des souvenirs vécus en famille. Ainsi, Un endroit comme ça évoque une promenade où l’on imagine qu’il est probablement avec sa sœur, Lucia et son frère Giancarlo. Un autre rêve, Comme la Sibylle, Was war also das Leben, sont dédiées à son père, et Une des dix, Hypothèses sur le dernier rêve, à la transmission de savoirs d’un père à son enfant. En effet, comme le précise Ivan Farron, le père de Pietro De Marchi était un « Fin lettré, [il] aura d’abord initié le fils à ces subtilités de la langue et des livres […]. Le recueil donne à sentir, peut-être malgré lui, combien ce savoir sûr a été bien transmis : la langue du fils, certaine des richesses héritées, ne doute pas de ses pouvoirs » (6).
Ce parcours de lecture à rebours rejoint maintenant l’autre versant du livre, le premier chapitre, composé de trois poésies et trois proses. La prose intitulée I remember/ Je me souviens (titre original) a la caractéristique d’annoncer des souvenirs que l’on peut retrouver dans l’ensemble du recueil. Structurée en quatre paragraphes, la prose donne surtout plusieurs sens à suivre à la lecture.
I remember / Je me souviens
(à la manière de Joe Brainard et de Georges Perec)
Je me souviens de moi quand je demandais à mon père s’il se souvenait de la première fois qu’il s’était rasé et qu’il me dit oui, le 1er septembre 1939, qui fut également le jour du début de la Seconde Guerre, et moi je me dis : un beau jour, assurément, pour devenir homme.
Je me souviens de la fois où mon père me dit que les yeux ne vieillissent pas, parce que ce jour-là j’appris qu’on continue à voir le monde avec les yeux de la première fois.
Je me souviens de ma mère quand sur son lit de mort elle dit qu’une de ses vieilles tantes disait que même mourir demandait un effort, et puis d’ajouter : mais combien de temps il faut qu’elle dure encore, cette rengaine ?
Je me souviens qu’au moment de la naissance de ma fille, je ne réussis pas à ne pas penser qu’elle aussi, un jour… (omissis), mais je fus néanmoins heureux, très heureux ce jour-là.
Le premier paragraphe marque un décalage entre la date historique et le moment d’intimité entre le père et son enfant ; si « le souvenir du conflit durant les années 1940 frappe d’inutilité la lecture de Malaparte (Kaputt, p.31) » (7), on remarque surtout que cette prose (Kaputt) est située en amont, juste avant, incitant à une lecture à rebours. Dans le deuxième paragraphe (le père a expliqué au fils que les yeux ne vieillissaient pas, qu’on continuait à voir le monde avec les yeux de la première fois […]. Pourtant l’organe lui-même est soumis aux lois du temps : la chirurgie ophtalmique d’un hôpital zurichois en privera momentanément de l’emploi à des fins réparatrices (Augenlicht, p.137) » (8). Là aussi, on remarque que l’arc tendu entre cette prose (située au premier chapitre) et une poésie située au chapitre VIII, rappelle les contours formels vus plus haut. Le paragraphe suivant exprime le souvenir de sa mère. Il est très discret dans la poésie Miracle à Milan (située au chapitre II). Le Miracle se réfère pour la plupart des italiens au miracle économique des années 1950. Mais cette dimension historique va s’estomper pour laisser la place à un instant intime :
Miracle à Milan
ce serait
te rencontrer à nouveau via Passione
via Santo Spirito ou via Gesù.
Mais le vrai miracle
serait de te rencontrer à nouveau
comme avant la première fois,
sans savoir que le premier baiser
c’est toi qui me le donnerais.
Le rejet (ce serait / te rencontrer) mime un retour dans le passé, dans les rues milanaises, peut-être celles du Quadrilatère de la Mode, car les rues mentionnées ici ont un caractère religieux (Passione, Santo Spirito, Gesù). La rencontre miraculeuse se déroule dans un autre espace-temps, dont le poète ne peut pas se souvenir car, dans les années 1950, c’est un nouveau-né. Il évoque le premier baiser que sa mère lui a donné, à sa naissance. Cela crée un lien avec le dernier paragraphe de cette prose, lorsque Pietro De Marchi se souvient de la naissance de sa fille Valentina. En effet, En direction de Rehalp, avec Valentina enfant, a une dimension temporelle inverse car le poète fait allusion au moment où lui-même ne sera plus là et anticipe la peine que va ressentir sa fille :
En direction de Rehalp, avec Valentina enfant
Tu n’as pas tort, « là dedans habitent les morts »,
mais nous, nous ne descendons pas encore ; attends,
bientôt le traminus dira ce que tu sais.
Il y a une petite montée encore
et puis le rond-point où le tram
fait demi-tour en faisant couine-couine.
Et tu as raison de te boucher les oreilles,
de faire la grimace que tu fais.
Le titre de la poésie se réfère au cimetière de Zurich, Rehalp. Le père et son enfant sont à bord du tram qui marque l’arrêt pour s’y rendre. Il ne s’agit pas seulement d’un voyage terrestre en tram, avec la description du trajet, et de sa fille qui se protège des agressions auditives extérieures et faisant la grimace. Le poète se souvient de cet instant et en transpose les référents dans une dimension métaphorique : le tram est le train de la vie, avec son terminus (le traminot dira ce que tu sais). Le temps à vivre ne dure pas éternellement (« une petite montée »), le rond-point puis le tram qui fait « demi-tour » reconduit vers le cimetière, c’est-à-dire l’inévitable mort. Les deux derniers vers indiquent une protection autre : ce qui va la protéger, c’est la lecture de ses compositions qui racontent des souvenirs souvent heureux, tirés de la vie de tous les jours car « […] l’intensité d’un être ne peut se détacher selon De Marchi des détails du monde où il vit » (9).
Certes, le poète a écrit ce recueil pour se consoler de la perte de ses proches mais il l’a surtout écrit pour sa fille, dans la perspective de la consoler par anticipation, pour que leurs souvenirs ne restent plus des « instant[s] suspendu[s] en l’air […] et retombe[nt] » dans l’oubli.
Valérie T. Bravaccio
(1) Les trois citations sont traduites en français dans la note de l’auteur.
(2) Épitaphe de Rilke ouvrant le dernier chapitre.
(3) Citation de Giovanni Raboni qui ouvre le chapitre X.
(4) Citation de Giovanni Pascoli ouvrant le premier chapitre.
(5) « Préface » de Ivan Farron, p.10.
(6) « Préface » de Ivan Farron, p.11.
(7) « Préface » de Ivan Farron, p.12.
(8) « Préface » de Ivan Farron, p.13.
(9) « Préface » de Ivan Farron, p.13.
Pietro De Marchi, né en 1958, originaire de Milan, vit depuis longtemps à Zurich. Il enseigne aux Universités de Zurich et de Berne. Il a publié trois recueils de poèmes et deux livres de proses aux éditions Casagrande (Bellinzone). Spécialiste de littérature de Suisse italienne, il a édité les Poésies complètes de Giorgio Orelli (Mondadori, 2015).
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