Le Panoptique, Jeremy Bentham (par Léon-Marc Levy)
Le Panoptique, Jeremy Bentham, Editions Bartillat, septembre 2024, trad. anglais, Maud Sissung, 195 pages, 20 €
Edition: Bartillat
Au-delà de l’établissement lui-même, le Panoptique – dispositif d’enfermement destiné à surveiller au plus près les populations incarcérées –, ce qui fait de ce recueil de lettres un moment essentiel de la pensée occidentale moderne réside dans les conséquences bouleversantes de la pensée qui conduit à l’élaboration de ce dispositif.
La « machine » consiste en une organisation architecturale qui vise à un but idéal pour le gardien :
« La perfection idéale, si l’on se fixait cet objet, exigerait que chaque individu soit, à tout instant, surveillé. Cela étant impossible, le mieux que l’on puisse souhaiter est que, à tout instant, ayant motif de se croire surveillé, et n’ayant pas les moyens de s’assurer du contraire, il croie qu’il en est ainsi ».
Il s’agit donc de voir ou de faire croire que l’on voit. Bentham pose ainsi un axiome dont l’efficience remonte à la nuit des temps, plus exactement à la naissance de la Cité : voir est le fondement de l’exercice du pouvoir. C’est là le projet, plus ou moins caché, de tout Etat. A partir d’une conception architecturale – le Panoptique est un bâtiment conçu pour permettre la surveillance absolue – Bentham élabore la métaphore la plus puissante du pouvoir politique : voir pour savoir, surveiller, régir, contrôler.
Le plan architectural du Panoptique consiste en un bâtiment circulaire, avec une tour de surveillance placée au centre. Les cellules des détenus sont disposées autour de cette tour, avec des murs intérieurs transparents ou percés pour permettre une vue directe sur chaque détenu. Le surveillant, caché dans la tour, peut potentiellement observer n’importe quel prisonnier à tout moment, sans être vu lui-même. Ce dispositif crée une conscience d’une surveillance omniprésente chez les détenus, les incitant à se comporter correctement même en l’absence d’une surveillance réelle.
N’est-ce pas la notion de Dieu même que l’on retrouve ici ? Un regard omniprésent où que se trouve le sujet et qui oblige aux bons comportements.
Si le dispositif n’a jamais vraiment été réalisé, sa conception est à la base de la pensée moderne non seulement de l’enfermement mais de l’organisation sociale tout entière. Michel Foucault, dans Surveiller et punir (1975), a popularisé le Panoptique comme une métaphore des formes modernes de pouvoir. Pour Foucault, le Panoptique incarne une nouvelle forme de contrôle social, où la surveillance est intériorisée par les individus, les rendant co-acteurs de leur propre discipline. Idée reprise et développée magnifiquement par Pierre Legendre dans L’amour du censeur où il compare la surveillance sociale à une sorte de scène pastorale dans laquelle le troupeau finit par aimer son gardien.
C’est dans une fiction célèbre que le Panopticon a trouvé sa plus parfaite réalisation. Avec 1984, George Orwell fait du dispositif de Bentham le fameux Big Brother, devenu l’image, sans cesse citée, du totalitarisme politique.
Et aujourd’hui, nous vivons dans des sociétés où la surveillance est omniprésente, mais souvent invisible. Les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, tous les dispositifs intelligents collectent en permanence des données sur nos comportements, nos préférences et nos mouvements. Comme dans le Panoptique de Bentham, l’incertitude sur le moment où nous sommes observés, et par qui, conduit à une forme d’autocensure et de conformisme. Facebook, X, Instagram en sont les tristes miroirs.
Les questions soulevées par Bentham il y a plus de deux siècles sont plus pertinentes que jamais, traversant la question essentielle des libertés publiques et individuelles.
Les éditions Bartillat ont l’immense mérite de remettre en vue ce moment fondateur de la pensée moderne.
Léon-Marc Levy
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