Le Pain perdu, Edith Bruck (par Philippe Leuckx)
Le Pain perdu, Edith Bruck, Editions du sous-sol, janvier 2022, trad. italien, René de Ceccatty, 176 pages, 16,80 €
Edition: Editions du Sous-Sol
Il y a une bibliographie d’Auschwitz, de Dachau, des autres camps, de la Shoah. Des ouvrages essentiels, comme ceux de Robert Antelme, de Primo Levi, d’Imre Kertész, de Jorge Semprun, signalent des récits directement éclairants sur cette période. Témoignages bouleversants aussi. On est avec Le Pain perdu dans le même ordre d’idées, dans la même qualité d’approche.
Bruck, née en 1931 en Hongrie, dans une famille juive, est déportée à treize ans à Auschwitz et connaîtra d’autres camps, des années terribles d’émigration forcée, de déni humain, avant de s’installer, un jour, en Italie.
D’une famille nombreuse, six enfants qui ne survivront pas tous à la guerre, Edith relate avec réalisme, acuité, âpreté ces années-là qui pourront un jour renseigner utilement toutes celles et tous ceux qui ne sauront plus rien de la période nazie et de ses conséquences funestes.
Toute la famille a été embarquée un jour où la mère avait réussi à faire lever le pain. Il n’aura pas eu le temps de connaître le four et de rassasier ces pauvres exclus par le régime dans leur propre pays, du seul fait d’être juifs.
En sept parties, le récit déroule de 1944 aux années 1950 la vie d’une fillette emportée par le vent de l’histoire, qui va être séparée de sa mère, de son père, va de camp en camp faire l’expérience intime de la faim, de l’isolement, de la peur, de l’effroyable, cette mort désignée par la fumée des absents, ces longues routes pour échapper au pire.
« Nous avons vécu dans l’agonie, au milieu des morts, dans le froid, la faim jusqu’au dernier appel du 15 avril », dit-elle au cœur de son récit.
Jamais d’emphase ni de déformation dans l’œil qui observe, relaie la réalité éprouvante ; une étonnante justesse porte le récit à l’universel des perceptions. Edith, animée par l’éducation à l’effort reçue de ses parents, garde, en dépit des événements, cette droiture volontaire.
Au-delà de la guerre, le récit enregistre cette longue période d’attente, quand les Juifs ont beaucoup de mal à témoigner ce qu’ils ont vécu, à trouver une place, à quitter ces camps de transit pour une nouvelle vie. On est en 1947, 1948, et Edith a l’impression de faire du sur-place. On parle du nouvel Etat d’Israël, des départs possibles. Ce sera le cas pour deux de ses frères et sœurs. Elle les rejoindra. Connaîtra deux mariages vite rompus. Et de nouveau la route.
Celle qui, par un troisième mariage, réussi et heureux, avec Nelo Risi, cinéaste, va trouver en Italie une halte et une nouvelle langue, a, à moins de trente ans, connu de nombreuses vies, une maturité qui donne au Pain perdu l’offrande d’un regard sans concession, la magie partageable des souvenirs enfouis et exhumés. La mémoire n’a elle rien perdu du pain de vie, si noir, si ingrat, si sombre en perspectives.
Edith Bruck, par sa langue nécessaire et juste, par son acuité à dessiner le vrai profil de la réalité, aide le lecteur à épouser cette vie si lourde. L’empathie opère comme dans les récits les plus miraculeux de la littérature.
Faut-il ajouter que c’est magnifiquement traduit, aisance, fluidité, harmonie ?
Un récit bouleversant et unique mais pas désespéré.
Philippe Leuckx
Edith Bruck est une écrivaine de langue italienne, d’origine hongroise. Née en 1931, elle a toujours écrit. Ont été publiés : Signora Auschwitz, le don de la parole (2015) ; Qui t’aime ainsi (2017) ; Pourquoi aurais-je survécu ? (2022). Elle a aujourd’hui 90 ans.
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