Le Nuage et la valse, Ferdinand Peroutka (par Guy Donikian)
Le Nuage et la valse, avril 2019, trad. tchèque Hélène Belletto-Sussel, 573 pages, 25 €
Ecrivain(s): Ferdinand Peroutka Edition: La Contre Allée
Ce fut tout d’abord une pièce de théâtre jouée en 1947-1948, pièce écrite par Ferdinand Peroutka qui fut interné à Buchenwald par les nazis en raison de ses convictions démocratiques ; ce n’est qu’en 1976, alors exilé aux USA en raison du Coup de Prague, qu’il publie son texte sous la forme d’un roman.
La structure du texte donne une vision kaléidoscopique du nazisme, de la guerre jusqu’à la libération et les excès et autres « erreurs » commises alors. Ce n’est pas, en effet, une structure romanesque classique obéissant à une linéarité « confortable », mais plutôt un rhizome de personnages dont les trajectoires peuvent se recouper. Il y a malgré tout un fil conducteur cristallisé par une méprise liée à une homonymie. Un employé de banque est interné par erreur par les nazis, et ce personnage sera confronté à d’autres individus, des internés comme lui mais aussi des gardiens nazis.
Ce qui singularise ce texte, ce sont deux facteurs : d’une part cette structure éclatée qui met en scène différents protagonistes, et d’autre part le ton, parfois anodin, distant, qui ne verse jamais dans le pathos, une écriture de distance qui neutralise toute forme d’émotion dans le souci d’une description la plus objective possible, objectivité qui veut donner à voir un ensemble plus que des individualités. Comment à Prague en 1940 ont été vécus l’invasion nazie et les internements dans les camps de concentration et d’extermination ? Telle est la question à laquelle ce texte veut aussi répondre, dénonçant les exactions nazies comme les délations et les « arrangements » que certains ont eus avec eux-mêmes… Et la question nous est posée de mesurer notre comportement actuel à l’aulne des situations vécues alors. Peut-on encore se dire irréprochables quand on sait que le quotidien de 1940 et des années qui suivirent offre des similitudes qui remettent en question notre bonne conscience. Que dire des scènes retranscrites avec cette même objectivité qu’ont connues les pays occupés après la libération, ici des femmes rasées, ailleurs des violences envers ceux qui firent de l’occupant un allié. L’histoire se répète…
Ferdinand Peroutka a écrit un ouvrage majeur parce qu’il a su rester fidèle à un quotidien dans lequel l’horreur côtoie chez de nombreux individus le plus banal des comportements. Le souci de l’auteur de ne pas oublier cette banalité le conduit à des descriptions qui surprennent pour offrir une justesse à laquelle on se soumet sans restriction. Il faut s’immerger dans le texte pour percevoir ce que son apparente simplicité laisse deviner. L’Histoire avec ce grand « H » se situe sans doute de ce côté, là où peut-être on ne l’envisage plus, là où on a vraisemblablement vu surtout un quotidien banal qui ne serait pas l’Histoire. Ferdinand Peroutka a une écriture « d’urgence » qui donne à ses quelque cinq cents pages une vigueur qui ne se dément pas, une unité de ton aussi qui révèle sa qualité d’écrivain. On passe ainsi d’une description de repas en camp de concentration, à une soirée chez les dignitaires nazis, pour revenir à Prague occupée… Cela va vite, et là est aussi l’intérêt de l’ouvrage.
Guy Donikian
- Vu : 1968