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Le Mythe de l’État, Ernst Cassirer (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier le 31.08.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Gallimard

Le Mythe de l’État, Ernst Cassirer, Gallimard, Coll. Tel n°428, février 2020, trad. anglais (USA) Bertrand Vergely, 406 pages, 13,90 €

Le Mythe de l’État, Ernst Cassirer (par Gilles Banderier)

 

Le Mythe de l’État fait partie de ces livres qui portent pour ainsi dire inscrites sur le front les circonstances particulières de leur rédaction, ne serait-ce que par la langue dans laquelle ils ont été composés. Né en 1874, Ernst Cassirer était issu d’une famille d’industriels juifs aussi assimilés à l’Allemagne qu’il est possible de l’être. Éditeur de Kant et de Goethe, il incarnait les valeurs et les traditions de l’université allemande, jusque dans leurs aspects quelque peu ridicules, à nos yeux en tout cas, en matière de decorum. Cassirer croyait à la permanence de ces valeurs, de ces traditions, d’un ordre de l’esprit et, comme tous ceux qui croient à ce genre de choses, il se trompait. Après 1933, il s’exila au Royaume-Uni, en Suède, puis aux États-Unis. Il était né sous Bismarck, alors que le cheval était le seul moyen de transport terrestre alternatif à la marche. Il mourra pendant l’effondrement du IIIe Reich, alors que d’autres exilés allemands fignolaient les bombes atomiques qui seront lâchées par avion sur le Japon. Cela dit assez l’ampleur des bouleversements qu’il vécut. Le Mythe de l’État fut rédigé en anglais, la langue de l’exil.

Même si ce concept n’est pas explicitement mentionné, l’ultime livre de Cassirer est une réflexion extrêmement intelligente sur le totalitarisme. Plus que l’Union soviétique, Cassirer avait présent à l’esprit l’exemple allemand, où Hitler fut porté au pouvoir par un vote démocratique et non-truqué, alors que son programme était connu (il fut d’ailleurs l’un des rares hommes politiques à respecter la plupart de ses promesses de campagne). Aucun Allemand de bonne foi n’a pu se déclarer surpris des développements de la politique nationale après 1933 – ce qui contribue à expliquer pourquoi le soutien populaire à Hitler ne commença à faiblir que de manière tardive.

La démarche de Cassirer est de nature généalogique et pourrait porter un sous-titre : « Comment en sommes-nous arrivés là ? ». Il s’efforce de remonter à la source du problème, en constatant que la raison, omniprésente dans les sciences, a déserté la pensée politique : « Presque chaque jour, connaissance scientifique et maîtrise technique de la nature ne cessent de remporter des victoires sans précédent. En revanche, s’agissant de la vie sociale ou de la pratique, la pensée rationnelle présente tous les aspects d’une défaite totale et irrévocable. L’homme moderne y est censé oublier tout ce qu’il a appris dans le développement de sa vie intellectuelle. On l’exhorte même à régresser aux stades les plus primitifs de la culture humaine. La pensée rationnelle et scientifique y avoue sa défaite et cède tout à son pire ennemi » (p.18).

Il observe que les deux grandes sources de la pensée occidentale – Athènes et Jérusalem – sont inconciliables. Jamais la République de Platon et la « politique tirée de l’Écriture sainte » ne s’accorderont, même si le Moyen Âge tenta d’en effectuer la synthèse harmonieuse et vit apparaître, comme une étrange chimère, le premier État absolu moderne, celui de Frédéric II de Hohenstaufen. Comme il fallait s’y attendre, la Renaissance reprit tout à nouveaux frais. Cassirer consacre de remarquables chapitres à Machiavel et à l’interprétation de son Prince. Convaincu que l’Histoire est un éternel recommencement et qu’on peut y découvrir des lois, Machiavel chercha à élaborer une théorie rationnelle de la politique et des actions humaines, mais n’y parvenant pas, il dut introduire dans sa pensée – un peu à la manière de Descartes avec la glande pinéale – un élément mythique et irrationnel, la Fortune. L’influence de Machiavel fut considérable, même a contrario, mais elle ne fut pas la seule (les idées néo-stoïciennes jouèrent également un rôle, souvent méconnu). Le Siècle des Lumières, auquel Cassirer a consacré de nombreux travaux, apparaît dans sa pensée comme l’ultime moment où l’on chercha à dégager une théorie politique en la fondant sur la raison (une idée contestable).

Arriva le XIXe siècle, le « stupide » XIXe siècle, avec deux penseurs considérés à tort comme mineurs, Carlyle et Gobineau, qui introduisirent la mystique du héros et de la race. La France opposa aux théories de Gobineau une forme de résistance passive, en ceci que son Essai sur l’inégalité des races humaines, publié à compte d’auteur, fut peu lu. Ce gros traité connut en revanche le succès en Allemagne, grâce à Wagner. On doit cependant rappeler que les notions de races et de hiérarchie entre elles, ainsi que l’antisémitisme, font partie intégrante du legs ambigu des Lumières. Tout était donc en place pour la catastrophe, laquelle ne manqua pas de se produire, avec le secours d’un élément nouveau, la technique, qui mit une puissance jamais déployée au service des pires projets. Même si Cassirer n’est pas un contempteur de la pensée mythique, son livre pourrait porter en épigraphe la formule fameuse : « Le sommeil de la raison produit des monstres ». Et l’auteur d’ajouter : « Les monstres mythiques n’ont pas toutefois été totalement détruits. On les a utilisés pour créer un nouvel univers et ils continuent de survivre dans ce dernier. Les pouvoirs du mythe ont été maîtrisés et dépassés par des forces supérieures. Tant que ces forces intellectuelles, éthiques et artistiques restent vigoureuses, le mythe est dompté. Mais dès qu’elles commencent à faiblir, le chaos revient » (p.402).

 

Gilles Banderier

 

Ernst Cassirer, né en 1874 à Breslau, mort en 1945 à New-York, est un philosophe allemand, naturalisé suédois.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).