Le musée de l'innocence, Orhan Pamuk (Par Yann Suty)
Le musée de l’innocence, 674 pages, 25 €
Ecrivain(s): Orhan Pamuk Edition: GallimardQu’est-ce qui fait un grand livre ? Une histoire originale et savamment construite ? Des personnages remarquablement campés auxquels on s’identifie ? Un style qui vous emporte ? Une force qui vous pousse à tourner les pages les unes après les autres, qui ne fait jamais relâcher votre attention, même à une heure avancée de la nuit ? De l’émotion ? Du suspense ? Des interrogations qui poussent le lecteur à remettre en question ses façons d’être et d’agir ? Une fin à la hauteur de tout ce qui précède ?
Tous les ingrédients sont réunis dans le dernier livre d’Orhan Pamuk, Le musée de l’innocence et l’auteur les utilise à merveille. Après Istanbul et D’autres couleurs, il revient (enfin !) au roman avec Le musée de l’innocence, pour la première fois depuis son Prix Nobel de 2006.
Au début du livre, Kemal se souvient du moment le plus heureux de sa vie. C’était quand il embrassait l’épaule de Füsun. Il avait 30 ans, elle en avait 18. Quelques jours plus tard, Kemal devait se fiancer avec Sibel, une femme que tout le monde trouvait parfaite pour lui. Lui aussi était d’accord avec cette idée. Il savait qu’il se sentirait bien aux côtés de Sibel tout sa vie durant.
D’ailleurs, il n’imaginait pas les choses autrement. Mais ça, c’était avant de rencontrer Füsun, une cousine éloignée et pauvre, avec laquelle il s’engage dans une liaison dont il ne se remettra pas.
Kemal se fiance avec Sibel en grandes pompes, lors d’une fête célébrée au Hilton. Juste après, Füsun disparaît. C’est à ce moment-là que Kemal se rend compte à quel point il est fou amoureux de cette femme et qu’il n’aurait pas dû la laisser partir. Il n’aurait pas dû s’engager avec Sibel et aurait dû répondre positivement aux élans de son cœur. Mais ce n’était pas aussi simple dans la Turquie des années 70. Si l’élite d’Istanbul veut copier le mode de vie occidental, elle est encore prisonnière de principes ancestraux auxquels Kemal va bientôt s’opposer et faire montre d’une incroyable audace, d’une envie de liberté.
Il avoue à Sibel son amour pour Füsun et rompt ses fiançailles. Puis, il se lance à la recherche de celle qu’il aime. Mais elle a effacé ses traces. Le temps passe, mais Kemal ne veut pas renoncer d’autant plus qu’à chaque jour qui passe son amour s’intensifie.
Quand il finit par retrouver sa trace, Füsun est mariée à l’un de ses amis d’enfance. Mais loin de se résigner, l’obsession de Kemal va encore monter d’un cran et il va tout faire pour « récupérer » son amour. Qu’importe que Füsun soit mariée, il sait qu’elle redeviendra sienne un jour ou l’autre. Il fera tout ce qu’il faut pour qu’elle retombe dans ses bras, même si les mœurs de son pays l’empêchent de se retrouver seul dans la même pièce qu’une femme mariée.
Pendant des années, il saura se montrer patient, obstiné, méticuleux.
Kemal se retrouve sous l’emprise de l’amour qu’il porte pour Füsun. Il pense constamment à elle. Il ne peut plus emprunter certaines rues, car il sait que des éléments la lui rappelant apparaîtront. L’amour le ronge comme une maladie. C’est la pire des souffrances, mais c’est aussi le plus grand des bonheurs. La seule présence de l’être aimé le submerge de bonheur. Un regard suffit à le faire chavirer.
Un jour, alors qu’il rend visite à la famille de Füsun, Kemal emporte avec lui une simple règle lui ayant appartenu : ce sera la première pièce d’un musée qu’il consacrera à son amour perdu, « Le musée de l’innocence ». Kemal va se mettre à collectionner une multitude d’objets qui appartiennent à son amour ou qu’elle a simplement touchés, mais aussi d’autres qui la lui rappellent. Il devient ainsi « l’anthropologue de son propre vécu ». Il a « le désir insatiable de vivre et de revivre ces moments de volupté et l’accoutumance à ces plaisirs sont assurément le carburant essentiel de [son] récit ».
Avec une finesse psychologique rare, Orhan Pamuk suit l’itinéraire de cet homme fou d’amour, qui découvre que la seule chose qui lui importe dans la vie, c’est d’aimer une femme, quitte à ne pas être aimé en retour comme il pense le mériter. Mais comme tout bon amoureux qui se respecte, il garde espoir.
Qu’est-ce qui fait un grand livre ? Le style ? L’histoire ? L’émotion. Et si une autre hypothèse pouvait être avancée : et si un grand livre, c’était quand le lecteur tombe amoureux d’un des personnages ? Il est en effet difficile pour le lecteur de ne pas succomber lui aussi à Füsun telle qu’elle est décrite par Kemal ou plutôt, par une jolie mise en abyme, par un romancier engagé par Kemal pour raconter son histoire et qui porte pour nom… Orhan Pamuk !
Le lecteur est d’autant plus subjugué que Füsun n’est pas qu’un objet de désir, c’est aussi une femme qui saura, le moment venu, rompre avec les principes d’une société pour mieux s’affirmer.
Parfois, certains mots peuvent être paraître exagérés, mais il ne l’est pas de dire que Le musée de l’innocence est un chef d’œuvre.
Yann Suty
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