Le Murmure, Christian Bobin (par Marc Wetzel)
Le Murmure, Christian Bobin, Gallimard, février 2024, 142 pages, 17 €
"Le vol magique des étourneaux, seconds violons du ciel. Quand ils rencontrent un obstacle - comme d'un roc qui dépasse d'une rivière -, ils scindent en deux cette masse de grâce sans se heurter, vite recomposent leur amitié après le franchissement de l'épreuve. Cette passe s'appelle "le murmure" (p.127)
Christian Bobin, été 22 donc, va mourir rapidement, et il le sait. Il a commencé quelques semaines auparavant un livre (sur ce que peut la musique – par l’évocation fervente du pianiste Grigory Sokolov –, et peut-être déjà sur ce qu’aura pu la sienne – sur ce qu’aura eu de contagieux la musique d’un regard qu’est sa poésie), et paraît convenir, avec la maladie révélée (tout de suite terrible) la sorte de contrat suivant : elle termine l’auteur, mais elle lui laisse terminer son livre. C’est à prendre et à laisser, se disent-ils : elle le prend, mais le laisse comprendre.
Le courage, dans ce recueil, est honoré au moins trois fois : courage de la musique, courage des fleurs, courage du départ. « La musique, c’est du courage, rien d’autre » dit la page 109 ; c’est qu’elle n’attend pas nos questions pour répondre. Elle force le chemin jusqu’au mystère, et tolère d’y être suivie ». « Toute fleur est une goutte de courage » dit la page 119 ; parce qu’elle n’attend ni visa ni conseils pour surgir et croître. Elle pousse, voilà tout, et ses pollinisateurs verront bien s’ils la voient ou non (c’est leur affaire). À chacun son rôle : à elle l’initiative verticale et polychrome (« la fleur a le courage de commenter le ciel »), aux abeilles, vents, fourmis, colibris et bourdons, l’intendance logistico-génétique. Il y a enfin son propre courage de disparaître, que le poète feint d’emprunter à la mort elle-même, en une formule inouïe : « C’est la beauté de la vie qui s’en va, et c’est beau » (p.121). Ce beau départ de la beauté est vivant, au sens où la mort laisse à l’humain le choix de raccompagner ou non sa vie d’où elle vint.
Bobin tire donc son courage du monde, comme d’ailleurs il en tire justice et tempérance. Car le courage est la décision d’être force, la justice souci de faire équilibre, et la tempérance royauté du contrôle de soi (de ses mises de vie), et le monde naturel est force, équilibre et régulation. Il ne manquerait que la sagesse, qui comprend ce qu’il n’importe plus de vivre. Mais Bobin se passe d’elle, puisque vivre n’est plus le problème.
Le courage, on le sait, n’est que la plus nécessaire des vertus, qui l’exigent toutes sans s’en contenter : tous les courageux ne sont pas vertueux, mais tous les vertueux sont courageux. La vertu du mourant, elle, réclame la force d’affronter, ou au moins de supporter, la fin des forces, c’est-à-dire le courage d’aller ne plus être. C’est le moment où, écrit Bobin, « il faut renforcer ses points forts » (p.115), et voici par exemple comment : « Je suis comme un fakir au-dessus de ma douleur » (p.121). Si l’on a pu, aux beaux jours, léviter au-dessus de son plaisir, pourquoi pas au-dessus de sa souffrance, aux mauvais ?
D’où tirer ce courage ultime (ou de l’ultime), car il faut bien aider le monde à nous obtenir d’être évacué de lui ? De trois sources, dit le recueil. Premièrement, de la réceptivité poétique accumulée toute une vie d’écrivain (« Je suis coloré et confiant comme une barrière de corail », p.121 – c’est sa façon d’assumer d’être là, grêlé, inerte, immergé et déjà vert et mauve sur lui ; ou bien « Je suis comme un chevalier du Temps avec la forêt qui brûle », p.122 – voilà groupe d’arbres sachant qu’il était l’heure de brûler, et voilà vaillance, dans l’âme, d’un incendie chevaleresque ; ou bien, s’associant à la femme (Lydie) aimée, Bobin écrit « On va sauter par-dessus ce siècle-ci, car il est trop horrible ». Miracle à deux : il plonge dans le vide qu’elle annule, elle arrête le temps qu’il quitte. Quand on a su sentir, tout se fait.
Deuxièmement, de sa ressource (géniale) de la définition poétique. Comme une définitition logique rassemble les caractéristiques formant le contenu d’une notion, la définitition poétique réunit les traits formant la vie sensible d’une motion (les aspects liés d’une sorte de geste typique et courant du monde) : la motion de la joie (« cavalcades sans montures », p.117) ; la motion de la lecture (une « chapelle » physiologique, tenue à bout de bras, p.118) ; la motion nihiliste (« l’haleine chargée du À quoi bon ? », p.120) ; la motion de la jeunesse (« courir sur les tessons du temps en croyant que si on va assez vite, on ne sera pas blessé », p.109 ; la motion de l’art (« Artiste est celui qui soumet chaque heure de sa vie à un inexprimable. Pas de vacances pour ces gens, pas non plus de travail, juste le servage de l’Absolu ») ; la motion du décès même (« Le prisonnier s’est évadé, c’est tout », p.112).
Troisième source : l’infaillible invocation des mères culturelles, qui ont fait pour notre être-devenu le même travail que fit celui de notre mère naturelle pour notre être-commençant : Muses des berceaux (p.64) nous inspirant berceuses adultes, « elles deviennent plus que tout quand elles chantonnent dans le noir, car tout, elles l’étaient déjà ». Trois mères d’appoint sont ici nommées et saluées : Camille Claudel (p.56), qui transfigure une douleur dont elle peut nous convaincre d’être sculpté ; Anna Akhmatova (p.76) qui n’a qu’une chose à dire au poète (se souvenant d’avoir un jour grimpé une périlleuse échelle de libraire jusqu’à sa lettre A) : À ton tour d’être le dernier aigle ! ; Simone Weil enfin, en groom de la décréation, (p.123), qui est comme la carte de l’invisibilisation heureuse du jeu de vivre : « Appeler, écrire, lire, sont le même verbe. J’enlève tout ce qui est inutile pour que tu m’entendes. Je m’enlève moi-même ».
Quoi qu’il en soit, ces mères voulues auront parfaitement bercé cet enfant qu’elles ne se connaissaient pas. Si la mère réelle y eut, elle, un peu plus de mal, écrire le lui pardonne ainsi :
« Je n’ai pas souvenir d’avoir été un jour bercé et ce manque m’a ouvert le royaume de la lecture et celui de l’écriture, les deux plus grandes forces au monde.
Je sais pourquoi Rimbaud voulait la liberté libre. Parce qu’il n’était pas libre. Il voulait une liberté sans maman. Arthur voulait échapper à sa terrible mère. Celle qui comptait lugubrement les os de ses enfants.
Je bénis ma prêtresse du soleil de n’avoir pas fait son travail. Je sais très bien qu’il est impossible. De celle qui maltraite son poupon à celle qui l’étouffe en le couvrant de baisers, les mères sont incritiquables. Que ces lignes soient pour elles la berceuse que personne ne leur donne » (p.68).
La dernière formule sera pour dire que ce qui ne fut jamais du monde lui survit, et pour le dire avec courage, puisque, qu’il y ait ou non quelque chose qui ne soit pas du monde, cela dépend de nous. La voici :
« Je suis au bout du langage. La poésie n’est rien, l’écriture n’est rien, la musique n’est rien. Mais ce qui n’est rien ignore la mort. Les larmes et les sourires sans cause survivent à la fin du monde. On va vers des jours extraordinaires » (p.126).
Il était, au moment où Bobin fait surgir ces pages, trop tard, certes, pour apprendre à mourir ; mais l’homme est, discrètement (« Tout nous sera donné pour prix de notre discrétion », p.114), sinon fier, du moins content de ne s’être jamais découragé, écrivant, d’apprendre à vivre. Apprentissage qu’à le lire on poursuit :
« C’est un ami d’enfance – même s’il n’est pas tout à fait vrai que j’ai eu des amis d’enfance : j’avais été dès ma naissance projeté trop loin du monde pour cela. On m’avait appris, longtemps après sa “montée” à Paris, sa mort dans un accident de voiture. Les visages familiers s’impriment dans notre âme, dans son grain, sa trame, comme les fleurs sèches dans la pâte à papier. Je revoyais très bien cet ami, son museau de renard chinois, son élégance, son humour vieille Angleterre qui le faisait rire et parfois lui seul, son parler désuet raflé dans un dictionnaire.
L’annonce de sa mort avait fait tinter en moi une petite chapelle recouverte de neige. Une musique faible, lente, agréable comme un chagrin sans poids. Lorsque, lors d’une signature dans une librairie parisienne, je vis s’avancer vers moi le disparu, je m’étonnai trop pour m’étonner. Je n’osai lui demander d’où il venait. “Du pays des morts” aurait été la seule vraie réponse, la seule acceptable. J’étais heureux de sa résurrection, fier pour lui de sa victoire. Nous bavardâmes un peu. Que savent faire d’autre les vivants, que bavarder ? Je me souvenais de la dernière image que l’on m’avait rapportée de lui avant sa mort : on l’avait vu dans un wagon surpeuplé du métro, portant sur son dos un lourd matelas.
Quand il quitta la librairie, je le vis s’éloigner pour l’autre monde – il n’en était sorti que pour me saluer – avec un matelas de lumière sur ses épaules christiques (p.41-42).
Marc Wetzel
Christian Bobin, poète (1951-2022). À côté du beau Cahier de l’Herne qui lui a été consacré, on lira, avec intérêt, de Gilles Gontier : « Plus que vie et mort réunies. Une lecture de Christian Bobin », L’Harmattan, 2022. Cet auteur part du pouvoir qu’a Bobin de susciter une intimité immédiate en tout lecteur. Son « écriture vaillante et culottée, inoxydable », dit-il, nous fait faire de nous-même une expérience vive et neuve – que la disparition de l’auteur n’entame pas, au contraire : « La mort allège, écrit Gontier, les pensées qui ne la fuient pas ».
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