Le muguet rouge, Christian Bobin (par Marc Wetzel)
Le muguet rouge, Christian Bobin, Gallimard, octobre 2022, 88 pages, 12,50 €
« Des gens instruits nous mènent à la catastrophe. Je n’ai pas ouvert le journal. Je suis allé chercher les nouvelles du jour dans les Pensées. Au siècle de Pascal on jette de la paille sur les pavés devant les demeures où s’agite un mourant, afin que son agonie ne soit pas injuriée par le grincement bonhomme des roues des carrosses. Les pensées sont le goutte-à-goutte de cette agonie : que nul ne se détourne de son néant » (p.62).
Christian Bobin, malgré trois années de silence, se répète – et c’est la meilleure des nouvelles ; il se répète parce qu’il y a en lui une idée (celle d’une présence pure, d’une rencontre juste, d’une attention héroïque) qui ne passe pas parce qu’elle ne faiblit pas, et qu’il ne doit lui-même pas dépasser car elle compte sur lui : il est son meilleur terreau, sa voix favorite, son fraternel et libre notaire. C’est ici l’idée de la confrérie du muguet rouge : puisqu’on offre du muguet existant (le blanc) pour la fête du travail, offrons-nous donc un bon muguet rouge, qui n’a aucune chance d’exister, pour fêter le travail sur soi. Établir un Premier Mai de notre transfiguration, voilà le projet du titre.
« La sainteté est un bond non spectaculaire hors du monde » (p.63).
Ce Muguet rouge arrive, au début du recueil, en rêve : son père (mort), qui lui en montre deux brins, lui recommande d’en visiter l’inventeur, un familier jusqu’ici passé sous silence. Plus loin dans le livre, il illumine « la nuit des rues où deux amoureux se raccompagnent l’un l’autre jusqu’au petit matin ». Il tombe aussi du livre de Nerval chaque fois que l’auteur ouvre Sylvie. Il est encore le sens d’une lecture dont la clarté « court sans s’attarder par-dessus chaque mot ». Il forme enfin avec d’autres une muraille « infranchissable d’être légère » autour de la maison délabrée de Grothendieck. Ce muguet rouge est partout et toujours la nouveauté invendable, le réel suppliant d’être soulagé de son énigme, le fanion sur l’iceberg, la boutonnière d’un gardien du sommeil : un « bivouac » d’humanité.
« Entre notre vie et nous, un hygiaphone. Notre ange ne vient plus au parloir » (p.65).
C’est une idée qui pourrait n’être que négative. Elle ridiculise, en effet, les valeurs branchées : la rapidité (qui n’est que la vitesse d’en finir), la transparence (qui veut autopsier nos secrets de vie), la facilité (qui accède sans mérite à son résultat), l’influenceurité (qui coache nos caprices) ; mais dénoncer n’est pas le fort de l’auteur : un juge ne chante pas, un inquisiteur n’improvise pas, un procureur ne prie pas, et lui fait, très volontiers, les trois. Avec, disons-le bravement, un génie de la formulation poétique resté sans égal dans l’écriture présente.
« L’œil du cyclope est sans paupière. Il ne s’éteint jamais. Il nous regarde jour et nuit afin que nous le regardions jour et nuit. Il avance avec sa chemise électronique pleine de taches. Sa langue est comme celle du tamanoir. Elle avale chaque jour des millions d’âmes. (…) Les remerciements remontés de la cave algorithme, les clins d’œil albinos la nuit : un langage qui n’est plus un langage mais une suite de secousses nerveuses par lesquelles les humains disent adieu à l’humain, chacun mené dans un enfer où tout est possible sauf aimer » (p.64).
C’est une idée, aussi, qui pourrait être banale – et qui au fond l’est : elle se contente de constater que la rationalité numérico-économique détruit l’humanité – c’est-à-dire fragilise, brouille et périme les délicats équilibres qui faisaient la vertu d’humanité : l’équilibre de la tolérance (qui protège ce qu’elle désapprouve) et de l’exigence (qui veut son risque d’échouer) ; l’équilibre de l’accueil (de la bienveillance et de l’hospitalité) et de la distance (du respect et de la politesse) ; celui de l’appartenance (qui se berce de la fable des identités) et de la lucidité (qui sait devoir ne plus s’en laisser conter) ; celui de la justice (qui punit sans parti-pris la rupture des droits) et du pardon (qui prend parti pour le remords d’autrui)… Et, même si Bobin ne nomme aucune de ces infernales institutions – le smartphone, la vente en ligne, l’algorithmicité des « like », l’avatarisation sur plate-formes, la haine auto-clickable… –, il est clair que toutes ensemble affolent, faussent et sabordent notre fine et universelle balance d’humanité intérieure. Aucune d’elles n’assurera notre espèce de pouvoir préserver ce qu’elle fit de mieux d’elle-même, ni guider ceux qui auront à naître dans la condition humaine qu’elle aura concoctée. Démiurgie et fidélité s’excluent :
« Il y a une sainteté noire de la technologie, une volonté de rendre possible l’impossible. Malheur à qui voit venir à lui la forme de ses rêves » (p.58).
« Les morts nous ont menés, siècle après siècle, au rivage de la vie. Nous leur devons bien un peu de lumière. Être dignes d’eux, ne pas abîmer ce qu’ils n’ont plus » (p.40).
La vie organique est le pouvoir de lire, partiellement mais activement, son programme, son milieu et son horizon d’être ; et notre rationalité calcule, systématise et exploite ce pouvoir même. Sa « modernité est le crime parfait – même le mort ne s’aperçoit pas qu’il est mort ». Par elle, « le balai du Progrès est passé sur le langage » comme sur tout le reste. Mais la poésie est « don de lire la vie », y compris celle que la raison mène à l’homme. Elle arpente, joyeusement, précisément et sans arrêt, nos « chambres de papier » pour s’assurer « que même les virgules et les points restent éveillés jusqu’à la fin du monde » (p.25). Ainsi cette adresse à Novalis :
« Tu ne cherches pas la forme d’un livre mais la forme d’une âme et c’est pourquoi tes livres ne reposent dans aucune formule. Cette absence de repos – pollens qui font la route – est le repos absolu. Un roman inachevé, une lettre d’amour à la nuit, et surtout tes Fragments, l’oreiller crevé de l’infini et ce duvet qui vole, entre et tournoie dans la chambre de lecture : tu rassembles dans la cour du langage tous les enfants de l’âme. À peine un petit troupeau se serre dans un fragment, que le bruit de la page tournée le fait s’éparpiller. Tout est à refaire. Il y a dans la vie quelque chose qui ressemble à tes livres. Un discontinu. Un décousu de l’air. L’absolu s’attrape en passant » (p.70).
Cet absolu – qu’en effet la poésie de Bobin happe au vol – offense pacifiquement notre butée et virtuose insignifiance par divers moyens : l’incongruité (« Il me semble que vous avez attaché vos lacets de soulier l’un à l’autre »), par la gratitude (« Tous les mystiques portent un sac de farine sur leur dos. Quand on les suit on se retrouve tout blanc. Le sac était percé »), par la franchise d’un état des lieux (« Nous avons broyé les jambes de l’éternel. Il ne peut plus faire un pas vers nous »), par la générosité (« Un ami c’est quelqu’un à qui on fait le cadeau de l’étonner »), par la lucidité (« La moderne mise à mort fait l’économie du bourreau. La victime tient tous les rôles »), par la remise à l’honneur des impossibilités vraies et respectives (« Les hommes sont des sangliers qui cherchent une pensée enfouie. Les femmes, un morceau de ciel. Elles cherchent un lac, un étang, la prunelle des yeux où, se reflétant, elles se connaîtront »), par l’angélique solidarité (« Ta main gauche sur mon épaule droite en descendant un escalier : quel est ce poids qui m’allège tellement ? »), par le saisissement salvateur (« Une poignée de gravier jetée sur une peau de tambour »), par l’humble sérénité (« La deuxième vie des baignoires commence dans un pré, c’est la plus belle »).
Et les deux seules fois où ici Bobin désespère (« Le taux de nihilisme augmente dans le sang » et « Le nageur nage encore mais la plage est morte »), un mystère plus profond que le malheur vient l’interrompre (« Réveillez-les, ils vous tueront »). Si, en effet, « il faut désormais une puissance surhumaine pour rester humain », la conclusion de l’auteur nous est limpide : chiche. Comme Jacqueline du Pré.
« La Jeanne d’Arc de l’anti-machine apparaît avant que la pluie noire des chiffres retombe sur le monde. Blonde comme un ciel bleu, ses yeux comme une meute de loups ou une ramure de lilas, plus propres que le sable d’une rivière très pure, ses lèvres fines sans être avares, irrégulières, parfois pincées dans l’effort ou l’extase du jeu, mordues par deux dents enfantines qui très légèrement s’avancent, merveilleux fantômes des dents de lait, ce visage fait des visages réunis de l’enfance, de l’adolescence et de la femme éclose, charmant sans y penser, plus fou que les blés sous le vent, l’amant brutal et sans reddition de la vie : le visage de Jacqueline du Pré. Son violoncelle fourré entre ses cuisses, pressé contre sa poitrine, a une voix rauque, parfois un filet de souffle et le visage de sa maîtresse roule au-dessus, possédé, délivré. Ses robes en étoffe de liserons dansent autour d’elle quand elle entre en scène. Le violoncelle frémit d’entendre son pas. Aucune affectation, la vérité seulement, partout, toujours, qu’elle cuise des pâtes ou qu’elle joue une musique qui fait fondre la glace des smokings. À cinq ans, entendant à la radio un violoncelle elle décrète : “Je veux le machin qui fait ce bruit-là !”. Sa mort se met aussitôt en route pour son Annonciation : “À l’âge de vingt-sept ans tu apprendras que tu portes dans ton corps glorieux une sclérose en plaques. Tu ne pourras plus aller au bal avec ton amant de bois verni” » (p.22-23).
Marc Wetzel
Christian Bobin, né en 1951. Ancien bibliothécaire, gardien d’écomusée, élève infirmier en psychiatrie, prof de philo, puis (extraordinaire) écrivain : un André Dhôtel concis, un Nerval lucide, un Rilke heureux. Un beau et utile Cahier de l’Herne lui a été consacré.
Il est mort le 24 novembre 2022.
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