Le Mort, Pascale de Trazegnies
Le Mort, éd. Weyrich, Coll. Plumes du Coq, février 2016, Préface de Michel Host, 13 €
Ecrivain(s): Pascale de TrazegniesIl arrive que des fictions soient des lettres d’amour qui ne s’écrivent pas. Et il existe dans ce cas quelque chose d’unique, d’autant qu’il s’agit là d’un amour filial contrarié. De son père comme de sa mère, Lou l’héroïne aura connu la cendre plus que les flammes. C’est pourquoi il existe chez Pascale de Trazegnies du Bettina Rheims et du Catherine Millet mais surtout du Bataille – auquel le titre de son roman (mais pas seulement) fait irrémédiablement penser. La comédie humaine tourne au-delà du drame. Le père qui vient de mourir n’a jamais été présent pour sa fille. D’où lors de cette mort – et le retour en amont qu’elle entraîne – la dérive finale dans (et entre autres) le stupre et la fornication comme ultime parade ou danse macabre. Cela fait penser à La Notte d’Antonioni et La Ronde de Max Ophüls. Le roman échappe à la simple narration pour atteindre une fonction supérieure. Ce n’est en rien une enluminure mais un envoi avec forcément fin de non recevoir par le principal intéressé.
Le roman crée un cairn avec ses pierres rapportées du passé et de la douleur. Il s’arrache à la procédure personnelle (expéditeur-receveur) pour atteindre une portée générale : beaucoup pourront se reconnaître dans une telle histoire sans suivre pour autant le « délire » terminal de l’héroïne.
S’écartant d’un trajet « touristique » dans Bruxelles et ses environs, l’histoire prend racine en un trajet extérieur, mais qui dépend d’abord d’un chemin intérieur. Il finalise le propos du livre ou plutôt son projet et son « souhait ». Et par le rapport interne qu’il entretient, il joue sur un secret qu’il traverse et transperce. C’est comme si des chemins virtuels se superposaient à celui du réel qui reçoit de nouveaux tracés, de nouvelles trajectoires jusqu’à la chute finale.
Intériorisé et développé plus qu’enveloppé, le trajet du livre n’est pas séparable de son inéluctable devenir, mais il le métamorphose en rendant sensible une présence qui n’a jamais eu vraiment lieu. Le texte ouvre une mémoire active qui pour autant ne peut se projeter sur le futur. Autant que son père, la fille devient une vivante morte, se fuyant, se retrouvant que provisoirement puisqu’il n’existe plus de printemps en réserve pour celle qui revient en une marche forcée sur son passé.
Reste l’ambre de son monologue. Et une descente pour celle qui ne connaîtra comme maison de l’être que le lieu de son ventre où le désir consomme sa propre mort. Son père, elle pense l’avoir entendu éperdument mais quand il reçoit son message il est trop tard. Pour elle, la nuit aussi est arrivée afin de l’attirer en sa caverne. Elle l’introduit au fond de son âme et de son sexe (mais chacun de leur côté). Tranchée de sa branche, la fille est encore plus perdue : elle ne sait plus de quoi est fait le mouvement qui la hante et elle ne cherche plus à prévoir la matérialité des choses. Elle ne cherche rien, elle cherche tout. Elle sent son désert sous une nuit sans lune. Elle était seule. Elle le sera encore. Le père est à l’autre extrémité là où la vie comme un récit se défait doucement. A la frontière des deux mondes : la défaillance. Comme si depuis longtemps la langue avait dégluti le mot fin.
Demeure une expérience particulière qui ne se rapporte à aucune présence, à aucune plénitude sinon celle qui s’éprouve dans le supplice. Comme Bataille, De Trazegnies explore des états vacillants et toujours menacés de l’être où – pour la plus grande douleur ou le plus grand bonheur – les barrières du moi cèdent en des extases terribles qui relèvent autant de la joie que, comme l’écrivait Bataille, « de la pluie du pipi du papa, de maman et d’un cercueil empli de merde ». Le roman montre ainsi l’écart irréductible qui sépare l’héroïne du réel ou du moins de ses représentations qui sacrifient les mots eux-mêmes pour faire des êtres leurs victimes.
Jean-Paul Gavard-Perret
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