Le Monstre de la mémoire, Yishaï Sarid (par Mona)
Le Monstre de la mémoire, Yishaï Sarid, Actes Sud, Coll. Lettres hébraïques, février 2020, trad. hébreu, Laurence Sendrowicz, 160 pages, 18,50 €
Dans son dernier roman, Yishaï Sarid, dont le nom signifie rescapé en hébreu, et qui a perdu sa famille à Auschwitz, pose une question iconoclaste : « à quoi bon tous ces rabâchages ? ». Il affole par un récit grinçant (« Ras-le-bol du mythe, des idées brassées et de cette curiosité malsaine ») sous la forme d’une longue lettre au « représentant officiel de la mémoire », le directeur de Yad Vashem, écrite par un accompagnateur de voyages mémoriels qui veut rendre un compte-rendu loyal de ses missions. Par amour des livres d’histoire, le narrateur s’est retrouvé, presque à son insu, expert sur les camps de la mort. Ses cauchemars l’ont dissuadé de rempiler à l’armée et comme gagne-pain, il a choisi de « s’atteler au devoir de mémoire ». Soucieux de « bien faire le job » dit-il, apprécié des spécialistes en comm’, il sait conseiller les soldats chargés des commémorations militaires comme les concepteurs d’un jeu vidéo pour un projet de modélisation des camps de concentration. En somme, il emballe la marchandise comme il faut avec juste un peu de mal à rajouter la petite touche personnelle d’émotion qu’on attend de lui. Jugé trop négatif, il perd bientôt la confiance de ses supérieurs et se voit relégué au service de touristes vulgaires plus intéressés par le shopping que par les exactions des Einsatzgruppen. On finit par lui confier un projet de collaboration avec un grand réalisateur allemand et c’est l’apothéose.
On songe d’emblée à Imre Kertész, l’écrivain hongrois survivant des camps, Prix Nobel de littérature en 2002, quand il s’insurgeait contre l’hollywoodisation de la Shoah et sa sous-culture de pacotille dans son livre L’Holocauste comme culture (2009).
En visite dans les camps d’extermination devenus parcs d’attraction ou dans l’ancien quartier juif de Cracovie transformé en centre commercial juteux, le narrateur avoue : « je n’en pouvais plus de ce judaïsme en carton-pâte ». Il ne supporte plus les séances d’épanchement public au sentimentalisme kitsch (« les femmes officiers déposaient des ours en peluche sur le sol pour égayer les petits morts »), « les rituels pompeux » (« les chants insipides joués à la guitare, les kaddish, les larmes, les bougies toutes ces mièvreries ritualisées »), ni la « ronde endiablée » des jeunes religieux qui dansent au-dessus des fosses pour célébrer la vie et la victoire. Face à la mise en scène du happy end concoctée par l’armée israélienne qui envisage de débarquer en hélicoptère pour sauver les Juifs joués par des élèves postés devant des chambres à gaz, le narrateur choisit la dérision sans omettre les précisions atroces (« les fosses dans lesquelles vingt mille Juifs ont été tués par balle en un jour, histoire d’égayer un peu la fête de la moisson ») pour conclure avec humour : « avec 75 ans de retard, on allait leur exploser le portrait ». L’écriture cinglante comme arme de défense (« j’avais évité la malédiction de la sensiblerie ») manie aussi bien l’humour que la satire (« ces imbéciles d’ivrognes… en Pologne, la population y est pâlichonne et déprimée, ni les Noirs ni les Arabes ne sont autorisés à entrer »), l’exagération que la litote (« il n’est pas impossible qu’eux non plus n’aient pas beaucoup aimé les Juifs »).
Un récit d’initiation
En plus de s’amuser avec des pensées incorrectes, le livre relate une douloureuse et singulière expérience émotionnelle. Le récit d’initiation d’un narrateur aux prises avec ses failles intimes (« les fissures qui me gagnent venaient à s’élargir au point de me briser ») commence par un profond examen de conscience : « Je n’arrive même pas à aimer ces gosses assis devant moi… comment, moi, je me serais comporté… je ne sais pas. Je pense que j’aurais eu trop peur. Et le savoir me rend dingue, me taraude sans répit… ». Puis les distances se creusent avec son rôle de « fidèle représentant de la mémoire » et l’émotion devient dévastatrice jusqu’au règlement de comptes final. Le souci scrupuleux des faits, « rien que les faits » et les détails obsessionnels avaient permis un temps de garder la maîtrise (« toujours resté maître à bord… je tenais à garder mes distances »). Mais au fil des visites sur les lieux d’extermination, un tourbillon s’ouvre : effroi d’abord face à « ce système de mise à mort si simple que l’on a l’impression qu’il pourrait se remettre à fonctionner sans problème », puis moments d’absence, évanouissements. Ses nerfs à vif (« dénudés au fil du temps et à présent plus rien ne les protégeait ») l’entament et le rongent : hallucinations visuelles (« je vis les flammes jaillir des cheminées devant moi… au-dessus des cendres planent des spectres ») et auditives, il entend les voix des assassinés. L’archéologue en charge des fouilles à Sobibor l’avait mis en garde : « Trop d’horreurs, on risque de devenir fou ». La douleur de l’ancien déporté témoin se réveille aussi, c’est le tribut payé au « monstre de la mémoire » explique le narrateur à son fils (« avant, il y avait un monstre qui tuait les gens… et c’est un monstre qui vit dans la mémoire »). Le monstre, ce n’est plus seulement l’effrayante banalisation de la Shoah mais une maladie perverse à combattre (« J’en suis d’ailleurs moi aussi contaminé »). C’est alors que des horreurs sortent de la bouche du narrateur (« il fallait que je les choque, je ne pouvais pas continuer à les abreuver de nos tristes explications plan-plan »).
De l’irrévérence
De l’outrance et de la provocation pour exorciser la souffrance : il agresse les jeunes visiteurs par ses paroles (« Regardez-vous, regardez vos amis, vous êtes quoi ? Un tas de viande… de la vermine boursouflée d’aspirations »), profane outrageusement le sacré (« ce serait un dieu de merde, un sacré dieu de merde, ce père qui siège aux cieux, oui, une grosse merde ») et se mure dans un exil intérieur total. De la transgression aussi pour contrer le danger de l’obéissance inconditionnelle à l’ordre établi qui fut condition nécessaire au meurtre de masse. D’où la sympathie à l’égard des lycéens irrespectueux des règlements : « Une petite voix intérieure me susurrait que ces perturbateurs… ne supportaient pas l’autorité, c’est-à-dire qu’ils savaient désobéir, s’opposer, transgresser… mais peut-être aussi, le jour venu, ne dénonceraient-ils pas leur voisin, même si on leur en donnait l’ordre, à la différence des enfants de bonne famille qui, au contraire, s’y soumettraient sans broncher parce que, chez eux, la loi est la loi ».
Yishaï Sarid soulève des questions troublantes, mais ce qui le hante vraiment c’est le rapport aux Allemands : il tourne en dérision l’engouement actuel des israéliens pour l’Allemagne (les fast-food à l’aéroport, les jeunes israéliennes de Tel-Aviv déguisées en bavaroises pour l’Oktoberfest, la mode des vacances à Berlin ou en forêt noire) et, à la surprenante fin du roman, le narrateur règle son compte à un allemand. Perplexe, il s’interroge sur « la perversité de l’âme allemande » : « Pourquoi avez-vous tant de mal à haïr les allemands ? Moi, c’est cette question qui m’intéresse ». La question du pardon se traite avec sarcasme : « Apparemment, il est difficile de haïr des gens comme les Allemands. Regardez les photos de l’époque, soyons honnêtes, ils ont l’air vraiment cool… aussi sereins que les top-modèles qui s’affichent sur les panneaux publicitaires ».
Une implacable démystification
La question de la responsabilité juive le taraude aussi et il déconstruit de manière implacable le mythe antisémite de la lâcheté juive (« Le système allemand s’appuyait sur deux choses : l’instinct animal de survie (à tout prix) qui huilait les rouages de leur entreprise de mort, et le renoncement humain devant la force écrasante… Nous tous, oui, nous aurions tous transporté les cadavres des chambres à gaz aux crématoires, nous aurions tous arraché les dents en or de leurs bouches… oui, nous aurions fait ça avec eux si notre vie en dépendait, si ça nous permettait de gagner encore un jour, encore une heure, encore une minute »). Le narrateur égrène la longue liste des révoltes juives : Auschwitz, Treblinka, Chelmno, Sobibor, Sosnowiec, Bialystok, Czestochowa, Czestoc, Tarnow, Vilnius, mais remet en cause la date de commémoration de la Shoah le 19 avril, le jour du soulèvement du ghetto de Varsovie. Il ébranle ainsi le mythe fondateur d’Israël qui met l’accent sur la minorité ayant réussi à combattre les nazis les armes à la main plutôt que sur les masses tuées sans défense.
Le roman pointe un doigt accusateur sur la société israélienne. D’abord, quand les élèves enveloppés dans le drapeau national chantent l’Hatikvah devant les fours crématoires, il ridiculise un certain nationalisme israélien qui instrumentalise la mémoire. Puis il se moque de la fascination pour la force en réaction à l’image du juif passif (« Je sais ce que c’est un char, je connais la merveilleuse sensation d’avancer sans rencontrer la moindre résistance, sans avoir à freiner ni s’arrêter »). Avec une pique acerbe envers le sentiment anti-arabe, le roman sape l’illusion de la supériorité morale d’Israël : d’un simple mépris envers les Arabes (« Aux Arabes, on ne pardonnera jamais leur aspect, leurs joues mal rasées… les eaux usées qui se déversent au milieu de leurs ruelles… ») au fantasme d’extermination du jeune lycéen (« c’est ce qu’on devrait leur faire aux Arabes… je pense que pour survivre nous devons nous aussi être un peu des nazis »). Au passage, le narrateur égratigne la haine fratricide entre Séfarades et Ashkénazes : « Ah, ces gauchistes d’Ashkénazes… qui s’écrasent devant les Arabes… suffit de voir ce qu’ils ont fait aux Sépharades, ce sont des serpents, comment peut-on les aimer ? ». Lucide, le narrateur rappelle l’universalité de la haine (« les hommes ont toujours aimé voir mourir les enfants des autres. Nous aussi dans la Bible, nous avons assassiné des femmes et des enfants ») et la nécessité de la force (« on ne réplique à la force que par la force… Je ne vais pas jouer les innocents ou les hypocrites… Parce que sans la force, nous sommes des troupeaux de bovins qu’on mène à l’abattoir »), idée renforcée par le harcèlement du fils à l’école qui ne cesse qu’au moment où le père exhibe sa force.
Foi en l’écriture
Yishaï Sarid pose des questions qui nous concernent tous en tant qu’êtres humains : Comment accueillir l’altérité ? (« qui parmi vous, aurait sauvé un gamin inconnu et crasseux venu frapper à sa porte ? »). Comment transmettre la mémoire ? « Pourquoi rouvrir une plaie ? ». La force est-elle la seule leçon à transmettre ? Ces interrogations morales et la présence d’une conscience personnelle sont l’exact opposé de ce qui a permis à la machine de mort du IIIe Reich d’exister. « Terrorisé par l’histoire du temps présent », l’écrivain fabrique un antidote à la barbarie : offrir une expérience à la fois sensible et intellectuelle, affirmer une singularité tout en parlant de l’universel, c’est ce que permet la littérature. Yishaï Sarid n’aime pas la littérature explicative (« il était important d’expliquer le moins possible ») et préfère une littérature sensible qui donne à ressentir et rend les choses à leur irréductible présence (« Qu’ils tendent l’oreille vers la terre, la forêt, le silence pour comprendre… les victimes sont là, dans ce champ, elles hurlent, entendez-les, écoutez »). La sensibilité, c’est la qualité dont se trouve dépourvu le réalisateur allemand « droit dans ses bottes » qui utilise la Shoah comme un matériau quelconque sans émotion (« triste, c’est le ressenti le plus trivial qui soit »). L’écrivain ne confond pas sensibilité et sensiblerie : les détails sordides (« fourrer des cadavres dans les crématoires dont le feu ne s’allumait pas tant qu’on ne l’avait pas nourri d’assez de graisse »), les affirmations brutales (« vous ne savez pas que les êtres humains sont des assassins par essence ? ») violentent le récit afin de faire fondre « le fin glacis de sucre » : ne jamais édulcorer le réel, voilà la mission de l’écrivain. Il est bon de rester précis, de corriger les euphémismes : « les prisonniers (les exterminés, ai-je rectifié)… les gardes (les bourreaux, ai-je à nouveau rectifié) ». L’exactitude, c’est aussi rappeler que la Shoah, c’est l’œuvre des Allemands, non des Polonais, et que les clichés antisémites ont la vie dure (un Juif « qui ait l’air d’un juif » réclame le réalisateur allemand pour son film sur la shoah) mais que les clichés, l’écrivain sait jouer avec (« je lui filais un billet de qqs zlotys – qu’il ne pense pas que les juifs sont radins »). Ecrire, c’est rétablir la vérité (« j’ai promis de rapporter la vérité ») contrairement aux jeux vidéo qui offrent aux joueurs la possibilité mensongère de se cacher plutôt que d’être gazé comme de choisir d’être juif ou allemand. Tout le dispositif littéraire s’articule avec justesse autour de l’acte d’écrire d’un narrateur méfiant envers les images et les paroles (« surtout ne pas parler »). Guide, il n’arrivait plus à dire l’horreur (« Ça fait trop mal, oïe, vraiment trop mal… j’ai aussitôt décidé d’écourter la visite ») mais l’horreur, il l’écrit dans sa lettre. Avec une confiance absolue dans le pouvoir de la littérature, le narrateur lit des poèmes et des témoignages historiques aux lycéens incultes qui ignorent Bashevis Singer : Uri Zvi Greenberg, Dan Pagis, Primo Levi, Emanuel Ringelblum, « ce n’est qu’ainsi qu’il faut parler ».
Entre allergie à la mémoire et besoin de transmission, l’effondrement psychique du narrateur débouche sur une prise de conscience. Lorsqu’à la fin, il a l’impression que le cinéaste allemand et son assistante le mènent en bateau (« je sentis brusquement qu’il voulait m’arracher la seule chose que je possédais »), il découvre soudain qu’aucune expérience commune n’est possible avec ceux qui ne sont pas concernés de la même façon par la mémoire : « Qu’est-ce que vous filmez ici, chez nous, s’élevèrent les voix sous la terre et pourquoi répètes-tu à cet Allemand les derniers mots d’un enfant assassiné ? ». La blessure ouverte à Auschwitz ne s’est pas refermée mais le livre témoigne du pouvoir cathartique de la littérature (« je réussis, pour ma part, à repousser les ombres et leurs murmures désespérés qui me menaçaient »). N’en déplaise à Adorno, il est possible et même recommandé d’écrire après Auschwitz.
Mona
Yishaï Sarid, avocat et romancier israélien né en 1965 à Tel-Aviv, auteur de romans policiers et d’autres genres littéraires, il s’est fait connaître en France avec Le Poète de Gaza (2011), grand prix de la littérature policière et prix de la SNCF. Il est également l’auteur du Troisième Temple (2018).
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