Le Monde des hommes, Pramoedya Ananta Toer (par Charles Duttine)
Le Monde des hommes, octobre 2018, trad. indonésien Dominique Vitalyos, 528 pages. 10,50 €
Ecrivain(s): Pramoedya Ananta Toer Edition: Zulma
La littérature de Java, l’île lointaine.
Dans une époque qui privilégie le court, la rapidité et l’injonction d’être bref, il y a un plaisir indéniable à se plonger dans un œuvre longue et qui impose sa lenteur. Il existe de ces ouvrages de longue haleine et qui ont en eux un « souffle », comme l’on dit. C’est le cas du récit de Pramoedya Ananta Toer, Le Monde des hommes, paru aux éditions Zulma. L’ouvrage est le premier tome d’une somme romanesque Buru Quartet paru initialement en 1980 et qui avait déjà connu une première traduction en français. Les éditions Zulma proposent une traduction renouvelée de D. Vitalyos.
Pramoedya Ananta Toer, dit Pram (1925-2006) est l’écrivain majeur de l’Indonésie dont la renommée est trop confidentielle en France. Il a subi une persécution en raison de son engagement par les autorités coloniales néerlandaises et ensuite lorsque Sukarno et Suharto furent au pouvoir. Il a été emprisonné près de dix-sept années. Et l’on a souvent parlé de lui comme un nobélisable, tant son œuvre monumentale atteint une forme d’universalité.
Le Monde des hommes se présente comme une histoire que Pram racontait à ses compagnons de captivité sur l’île de Buru, aux Moluques. Une histoire fortement autobiographique. L’intrigue est sinueuse et aussi riche que les motifs d’un batik (le tissu traditionnel indonésien). Elle nous fait suivre le personnage de Minke, un jeune étudiant javanais brillant qui aborde une carrière de journaliste à Surabaya. Minke croise de nombreux personnages, tous hauts en couleurs, Nyai Ontosoroh la concubine d’un colon hollandais, une femme à la forte personnalité, sa fille Annelies dont Minke deviendra amoureux. Le jeune étudiant Minke rencontre également un artiste-peintre français curieusement nommé Jean Marais, une enseignante hollandaise, Magda Peters, sensible à la culture et à la future indépendance de l’Indonésie, un administrateur hollandais et ses filles, etc.
Le roman offre ainsi une galerie de portraits depersonnages, pour la plupart des protagonistes troubles et profondément complexes. Ils semblent torturés et aussi tourmentés que les dieux de l’Indonésie sont grimaçants. Ainsi Minke, le héros de cette histoire connaît-il des moments d’abattement qu’il appelle du nom malais « nelangsa », « un sentiment de complète solitude au milieu de ses semblables lorsqu’ils sont devenus pour soi des étrangers ». D’ailleurs, l’un des intérêts de l’ouvrage est de rythmer le récit de termes de la langue de ces îles lointaines de la Sonde (un glossaire bienvenu à la fin du livre nous éclaire).
Ce livre est également un récit de formation ou d’apprentissage pour Minke. Une initiation politique puisqu’il découvre les injustices de la société coloniale fortement hiérarchisée entre les colons d’un côté, les métis et les indigènes de l’autre. Minke est égalementfrappé par la servilité dont certains font preuve et l’humiliation que d’autres doivent subir. Initiation sentimentale également et formation d’une conscience ; Minke découvre de lourds secrets dans la famille d’Annelies et doit affronter toutes sortes d’épreuves.
L’un des derniers mérites du livre est de nous plonger dans la vie intérieure de Minke, le narrateur. On le découvre comme partagé entre deux cultures, imprégné par la culture occidentale, admirateur de la Reine des Pays-Bas Wilhelmine d’un côté, et de l’autre profondément lié à la culture javanaise, ses légendes et ses rituels. La question se pose d’ailleurs pour lui de la langue qu’il doit adopter pour ses écrits de journaliste, le hollandais ou sa langue natale, les sonorités rugueuses de la langue batave ou celles plus mélodieuses en résonance avec le gamelan, cette musique traditionnelle javanaise. Cette fêlure en rejoint bien d’autres dans ce personnage attachant.
Pour mieux approcher peut-être le titre du livre et saisir cette complexité fragile du personnage, voici le conseil que lui donne Nyai Ontosoroh en matière littéraire :
« Ecris toujours sur les êtres humains et sur leur vie… Même si ceux que tu décris sont assimilables à des bêtes sauvages, des ogres, des dieux ou des fantômes, ils n’en sont pas moins des hommes – c’est-à-dire ce qu’il y a de plus difficile à comprendre au monde. C’est pour cela qu’on ne cesse de raconter des histoires… J’ai lu un jour quelque chose qui disait en substance : ne sous-estime pas la complexité d’un être humain qui te paraîtrait simple. Même si tu as la vue perçante de l’aigle, l’esprit affilé comme un rasoir, des sens plus puissants que ceux des dieux, même si ton ouïe peut saisir la musique et les lamentations de la vie, ta connaissance des hommes n’est et ne sera jamais complète ».
Charles Duttine
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