Le Minotaure 504, Kamel Daoud (par Léon-Marc Levy)
Le Minotaure 504. 109 p. 13 €
Ecrivain(s): Kamel Daoud Edition: Sabine WespieserD’abord l’énigme du titre. Minotaure OK. Mais 504 ? C’est une Peugeot, une de ces vieilles Peugeot « increvables » qui transportent tout, hommes, objets hétéroclites, bêtes pour des voyages improbables. C’est la nouvelle qui ouvre ce petit recueil. Avec son « taxieur », chauffeur de taxi collectif, enfermé dans le Labyrinthe d’une Algérie illisible :
« (Il souffle. Bruit rauque. Des narines qui s’élargissent.) Un jour elle va me tuer. Cette route va me tuer. Elle m’a transformé en monstre (il ne cessait de répéter cette phrase, et j’étais d’accord avec lui. J’étais fatigué. Les autres passagers se réveillaient. Je regardai le chauffeur et je fus pétrifié : il avait l’air encore plus seul maintenant. Comme coincé dans un règne à part. Plutôt coincé entre deux règnes : moitié homme, moitié… ) Ah, Alger ! »
On est prévenu dès cette première nouvelle, dès les premières lignes. Kamel Daoud nous plonge au cœur de l’Algérie. Au cœur du cœur des Algériens. Alger l’ogresse. Alger la catin séductrice et tueuse. « A Alger, il n’y avait personne au-dessus de votre tête, sauf Dieu. Comme à la mosquée quand on est assis à la première rangée. Tu as déjà entendu l’expression, j’en suis sûr, « Alger va enquêter ». Ou alors « Alger a dépêché une commission d’enquête ». Ou encore « Alger est informée ». C’est ce qu’on dit aujourd’hui, mais à l’époque, Alger c’était comme un très haut gradé qui pouvait manger un homme avec les yeux, enlever le pain ou faire disparaître quelqu’un par un coup de téléphone ou, pire, un télex. »
Un « taxieur » désabusé, un militaire « ingénieur aéronautique » d’occasion qui rêve vainement de reconnaissance, un athlète dans la solitude du coureur de fond aux JO d’Athènes, un « scribouillard » amer imaginaire. Quatre voix et celle, lucide et terrible, de Kamel Daoud. Quatre voix pour dire l’Algérie d’aujourd’hui. Mieux, l’Algérien d’aujourd’hui. En quête d’une identité qui fuit chaque fois qu’il croit la tenir, en un territoire incertain situé quelque part entre une mythologie omniprésente de l’héroïsme libérateur des pères de l’Indépendance et les lâchetés sans cesse répétées du quotidien présent. L’Algérien. Ecrasé par la « honte de soi », le sentiment harcelant des renoncements et des peurs inavouables. Ecrasé par le mépris, supposé ou réel, du regard des autres : « Un vrai verset satanique que celui qui me trotte dans la tête : « un Arabe est toujours plus célèbre lorsqu’il détourne un avion que lorsqu’il le fabrique ! » C’est ce que pense le monde qui sait qu’il n’y a que deux sortes de peuples : ceux qui ont appris à marcher dans le ciel et ceux qui se font marcher dessus. (…) Il est déjà tard. Cela se voit à la couleur du ciel par-delà les vitres de la toiture. Cela se sent en écoutant l’histoire de ce peuple. » (Gibrîl au kérosène)
Daoud c’est le courage, la passion de la vérité. Et de la plus difficile des vérités : la vérité sur soi. Daoud c’est, tous les jours à travers ses chroniques cinglantes et salutaires du « Quotidien d’Oran », le dire étincelant de la misère matérielle et morale d’un peuple algérien qui brûle du désir de démocratie et d’intelligence collective. Dans « Le Minotaure 504 », Daoud c’est surtout un brillant écrivain, au style sobre et ciselé, avec un art exceptionnel du portrait bref et saisissant des figures d’Algérie. Burinées, marquées par une histoire héroïque et sans cesse confisquée. Kamel Daoud nous DIT l’Algérie !
Léon-Marc Levy
"Le Minotaure 504" est sélectionné pour le Goncourt 2011 de la nouvelle.
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