Le miel, Slobodan Despot
Le miel, novembre 2015, 151 pages, 6,40 €
Ecrivain(s): Slobodan Despot Edition: Folio (Gallimard)
Qu’est-ce que le miel ? Sinon ce produit qui guérit, adoucit, réconforte. Symbolique ou produit réel, Slobodan Despot le livre ici comme trait d’union.
Dans ce pays éclaté qu’est l’ex-Yougoslavie, où les hommes ne se comprennent plus, ce pays si découpé que des frontières poussent au gré des coups de main ou des opérations de telle ou telle ethnie, dans ce pays dévasté, il semble qu’il ne reste plus personne de sensé : « Des graffitis sardoniques, irréels, ornaient les murs, tracés par les deux camps au fil de leurs avancées et de leurs reculades » (p.74).
Dans la Krajina, un vieil homme, Nikola, ancien instituteur devenu apiculteur se tient loin des combats, et du haut de la montagne, dans la cabane rustique où il passe le plus clair de son temps, il entend les bruits de la guerre, en bas dans la vallée où il n’y a plus âme qui vive. Sa famille a fui devant les Croates, l’oubliant dans la débâcle.
C’est le récit de la longue quête du fils cadet, Vesko, le colérique, le « teigneux », pour le retrouver dans cette région oubliée, désertée mais cependant ennemie :
« Son père savait des choses qu’il ne savait pas. Qu’il ne saurait jamais. Qu’avait-il appris au juste ?
Il essaya de reconstituer son visage dans sa mémoire et n’y parvint pas. Son accablement se doubla d’une rage panique. S’il avait un accident sur cette route, s’il se faisait tuer, si le vieil homme dérochait dans sa montagne avant son arrivée, il ne reverrait jamais plus le visage de son père. Il ne saurait même pas le décrire » (p.82-83).
A aucun moment le vieux sage, qui parle à ses abeilles, n’a une parole déplacée. Il parle à bon escientparce qu’il sait les choses et les êtres. C’est pour cette raison que Vesko balance toujours, ne sachant que répondre à ce vieux père délaissé dont chaque geste, chaque parole, chaque entêtement, souvent mal interprété, a une fin. Ainsi insiste-t-il pour emporter huit bidons lourds de miel et deux besaces emplies de pots : « Qu’est-ce que c’est ?
– Du miel.
– Bon sang ! tu n’en as pas assez ?
– Tu seras heureux de l’avoir pour le voyage.
– Parce que tu crois qu’on va s’envoyer tout ça en deux jours ?
Nikola se contenta de tapoter le sac et s’assit sans un mot sur le siège passager » (p.112).
La force du vieil homme : ne pas juger, percevoir, comprendre ce que l’autre, en face, ressent. Plus que tous les sauf-conduits, son miel ouvre barrières et portes, mais plus qu’un produit de troc, il agit comme un puissant révélateur : c’est le souvenir de son enfance dont on laisse échapper l’essence, le parfum, en ouvrant qui un pot, qui un bidon. Un lien d’humanité se crée alors :
« A un certain moment, il comprit qu’il était question de l’enfant d’un des policiers, et cela l’étonna. Puis le Vieux dégagea son sac à dos calé derrière les sièges, en tira deux grands pots de miel et les remit aux agents avec une mine grave, tout en leur expliquant des choses. Celui dont l’enfant avait été mentionné s’inclina même avec reconnaissance » (p.116).
« L’autre agent, qui était resté dans la voiture de police, se rapprocha. Ils firent mine d’examiner les essieux. Nikola leur proposa un des grands bidons. Ils se grattèrent la tête et, finalement, se contentèrent d’un pot de miel chacun » (p.124).
« La négociation avec les Hongrois dura plus d’une heure. Ils quittèrent la douane avec un document de transit qui leur avait coûté cinquante kilogrammes de miel. Dans son rétroviseur, Vesko voyait un attroupement d’uniformes verts autour du bidon en fer-blanc déposé sur le côté du guichet. Quelqu’un avait déjà dévissé le couvercle et se penchait pour humer le contenu » (p.125).
Jusqu’à la reconstitution, la reconstruction finale de la famille autour du miel :
« Puis nous rentrâmes dans la cuisine. C’est là que je vis ses deux fils. Avec beaucoup de précautions, ils reversaient le miel d’un grand bidon dans des pots de confiture. Ils me saluèrent à peine, tant ils étaient concentrés.
Elle saisit à l’instant la transformation de Vesko. L’énergumène en lui avait disparu. Elle l’avait compris au premier effleurement de son regard » (p.147).
Récit tout en nuances et tout en violence, contenue, feutrée, évoquée, cette quête de soi et d’un point d’achoppement d’où faire repartir la vie, c’est le narrateur qui, au début du roman, en donnera la clé :
« J’ai éprouvé cette vérité dont je n’avais eu jusqu’alors qu’une connaissance abstraite : la réalité change en fonction du regard que nous posons sur elle. Ce regard, miroir de notre âme, est le point d’appui que réclamait Archimède pour soulever le monde. Il a le pouvoir de guérir les maladies, d’apaiser la folie et de juguler la rage lorsqu’il émane d’un être en paix avec lui-même » (p.18).
Anne Morin
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