Le miel et l’amertume, Tahar Ben Jelloun (par Patryck Froissart)
Le miel et l’amertume, Tahar Ben Jelloun, Folio, juin 2022, 257 pages, 7,80 €
A Tanger, au sous-sol de sa maison bourgeoise dont il a abandonné et quasiment condamné les niveaux supérieurs, un couple survit dans la précarité voulue, proche de la misère, d’une cave aménagée de façon rudimentaire, au rythme d’incessantes querelles sordides.
Le roman est fait de l’alternance régulière, en de courts chapitres, des voix, à la première personne, de ces deux personnages principaux, Mourad le mari et Malika l’épouse. S’y intercalent ici et là, épisodiquement, celles des fils, Moncef, émigré au Canada, et Adam, employé, marié et établi à Tanger. Intervient plus régulièrement celle, puissante, poignante, posthume, de la fille, Samia, dont le destin tragique, aux circonstances absolument occultées par les narrateurs alternatifs, y compris par elle-même, jusqu’au dernier quart du récit (ce qui entretient ainsi un suspense captivant pour le lecteur), a précipité la détérioration d’une relation conjugale déjà fortement dégradée au moment où se produit ce que chaque protagoniste n’évoque jamais plus précisément que par cette expression unique et pudique : « la tragédie ».
Enfin apparaît soudainement un personnage supplémentaire, Viad, un migrant mauritanien haratine clandestin que Malika embauche comme homme de ménage et à qui l’auteur donne immédiatement voix au chapitre. Dans l’entrecroisement et l’entrechoquement de ces visions multiples se dessinent progressivement les vies des personnages dans le fil de quoi se construisent expressivement les traits psychologiques de caractères dont la complexité et les contradictions apparaissent sous l’effet de diverses circonstances.
Mourad, fonctionnaire, d’esprit humaniste dégagé des traditions dogmatiques, initialement décidé à ne jamais céder à la corruption active et permanente qu’exercent ses collègues comme faisant partie d’un système définitivement installé, finit, poussé à bout par les injonctions que lui assène quotidiennement son épouse à « faire comme tout le monde » pour compenser la modestie de ses émoluments, par intégrer ce processus socio-économique jusqu’à en devenir l’un des meilleurs pratiquants, à contrecœur, et à contrecourant de ses propres valeurs morales. Cette abdication, qui met fin au goût de miel des premières années conjugales, et qui entraînera d’autres écarts de conduite dans d’autres domaines, fait de lui un homme amer, torturé, puis désabusé, et de plus en plus velléitaire.
« La corruption était devenue une drogue. Avant, je la combattais, à présent je l’attendais. Je faisais des projets en fonction des dossiers déposés sur mon bureau. […] Il arrivait que je triple mon salaire. […] Je n’étais ni juste ni moral. Je me complaisais dans cette situation en reniant tout ce que mes parents m’avaient inculqué. […] Ma lâcheté me sidérait ».
Malika, élevée dans « la tradition », a décidé d’instaurer dans l’éducation de ses enfants les règles de comportement qui lui ont été inculquées. Son avarice, héritée de ses parents, ses exigences financières pour un train de vie petit-bourgeois, sa rigidité morale provoqueront l’éloignement de ses fils devenus adultes et, par l’impossibilité de communication qu’imposent les valeurs puritaines qu’elle a érigées en règles absolues, seront l’une des causes de la « tragédie ». L’auteur l’amène pourtant, lorsqu’elle rencontre et embauche Viad l’haratine, un noir, rendez-vous compte, à accomplir à l’encontre des conventions et convictions sociales et raciales dont elle est héréditairement porteuse, une action d’une magnifique noblesse de cœur.
Le regard qu’elle porte sur son mari, la haine qu’elle lui témoigne au fond de leur cave/caveau (bien qu’un reste d’affection, qu’elle étouffe, survive au fond d’elle et malgré elle), le dégoût, le ressentiment qu’elle éprouve à son encontre, le rendant responsable de tous ses malheurs, son naturel acariâtre, et une hypocondrie chronique qui la fait se plaindre à longueur de jour et de nuit : chez elle aussi le miel des premières lunes est devenu définitivement amer.
Et puis y’a les autres, chanterait Brel.
Les fils qui ne viennent plus, ou plus assez souvent, les belles-filles qu’elle ne supporte pas (c’est réciproque), le monde entier indifférent à sa souffrance…
« J’ai mal. J’ai mal partout. De la tête aux pieds. Même mes cheveux me font mal. Et personne ne vient me soulager. Lui, il dort et il ronfle. Il ne me regarde plus, ne me parle plus, je suis devenue invisible, transparente. C’est ça qui me fait mal. Rien n’est à sa place ».
Et puis il y a Viad. Le Noir, l’insignifiant, le « rien », le sans-foyer, l’apatride, celui qui est victime des pires humiliations dans ses relations avec les représentants ordinaires d’une société qui considère toujours l’homme de couleur comme un être inférieur, c’est celui qui sauve l’honneur du couple, qui lui rend une sacrée dose de dignité. Bravo ! Un retournement brutal des clichés les plus tenaces, une gifle sociologique dont on saura gré à Ben Jelloun.
La bonne action, la générosité, la noblesse morale revenue, pour un instant, pour un instant seulement, mais quel instant ! Et en retour, la reconnaissance ! Un beau personnage, Viad !
« Même si j’ai abandonné l’idée d’émigrer en Europe, l’envie d’aller ailleurs me taraude. Mais je n’ai pas le courage de laisser ces pauvres vieilles personnes se saccager seules. Mon devoir est de les aider ».
Il y a Samia… la fille, l’innocente, qui idéalise le monde, qui écrit des poèmes, ce qui lui sera fatal. On ne dira ici rien de plus de ce personnage attachant, dont le rôle est primordial dans le schéma narratif. On ne dévoilera pas le secret, gardé pendant 200 pages, de « la tragédie » qui la frappe, dont le poids écrase les protagonistes. Tout lecteur t’aimera, Samia, et pleurera. On dira seulement que son destin est hélas la manifestation aiguë du statut chroniquement réservé à la moitié féminine de l’espèce humaine, et que ce que dénonce l’auteur en lui faisant subir ce qui lui arrive n’est en soi, encore hélas, qu’un des travers pervers d’une société dans laquelle la rigidité imposée par la morale religieuse, le corset des traditions et le pouvoir corrupteur de l’argent et du statut social ont pour inévitables revers une hypocrisie ambiante, des comportements louches, des frustrations douloureuses et potentiellement explosives, la servilité des échines courbées, la complaisance obligée, l’impunité des crimes des puissants, la résignation et le silence des faibles.
Tahar Ben Jelloun brosse un tableau impitoyable des sombres tares d’une société ainsi hiérarchisée, compartimentée, figée dans ses multiples contraintes. Mais qu’on ne fasse pas une fixation sur le pays dans lequel se déroule cette sinistre saga ! Les vices ici mis crûment en lumière ne sont pas l’apanage exclusif du royaume. Ils se retrouvent partout ailleurs, qu’on veuille l’admettre ou non, sous d’autres aspects, plus ou moins occultés, plus ou moins dénoncés.
C’est peut-être la conclusion à tirer de cette lecture.
Patryck Froissart
Né à Fès, en 1944, Tahar Ben Jelloun est un écrivain et poète marocain de langue française. Après avoir fréquenté une école primaire bilingue arabo-francophone, il étudie au lycée français de Tanger jusqu’à l’âge de dix-huit ans, puis fait des études de philosophie à l’université Mohammed V de Rabat, où il écrit ses premiers poèmes, recueillis dans Hommes sous linceul de silence (1971). Il enseigne ensuite la philosophie au Maroc. Mais, en 1971, à la suite de l’arabisation de l’enseignement de la philosophie, il doit partir pour la France, n’étant pas formé pour la pédagogie en arabe. Il s’installe à Paris pour poursuivre ses études de psychologie. À partir de 1972, il écrit de nombreux articles pour le quotidien Le Monde. En 1975, il obtient un doctorat de psychiatrie sociale. Son écriture profitera d’ailleurs de son expérience de psychothérapeute (La Réclusion solitaire, 1976). En 1985, il publie le roman L’Enfant de sable qui le rend célèbre. Il obtient le prix Goncourt en 1987 pour La Nuit sacrée, une suite à L’Enfant de sable. Il participe en octobre 2013 à un colloque retentissant au Sénat de Paris sur l’islam des Lumières avec Malek Chebel, Reza, Olivier Weber, Abdelkader Djemaï, Gilles Kepel et Barmak Akram. Tahar Ben Jelloun vit actuellement à Tanger. Il est régulièrement sollicité pour des interventions dans des écoles et universités marocaines, françaises et européennes.
- Vu: 1672