Le Marin rejeté par la mer, Yukio Mishima (par Léon-Marc Levy)
Le Marin rejeté par la mer, Yukio Mishima, trad. japonais, Gaston Renondeau, 183 pages
Edition: Folio (Gallimard)
Relire ce monument littéraire c’est – forcément – un moment de rencontre avec soi-même quand un demi-siècle sépare les deux lectures. C’est aussi l’étonnement d’un regard nouveau, car Mishima fait partie de ces écrivains qu’on ne relit jamais deux fois de la même façon : au magnifique roman d’amour et de folie haineuse s’est substitué un manifeste, celui de l’écrivain le plus incroyable du XXème siècle, celui dont la vie fut une fiction et, ici, dont la fiction est la vie. Mishima, l’homme qui a vécu hors du réel, dans des « forêts de symboles » qui l’enfermèrent dans des idéaux intraitables et qui voua sa vie, son corps, son esprit à ces idéaux jusqu’au sacrifice suprême, comme un héritier intouchable des samouraïs : solitude, culte de l’héroïsme, culte et sacrifice du corps vécu comme enveloppe et outil dans le chemin du héros, exaltation de l’âme et des vertus de courage.
On sait l’antique tradition japonaise qui véhicule ces idéaux. Mishima, dans ce roman, la fait porter jusqu’à la déraison par une bande de garçons exaltés, une sorte de clan très fermé structuré comme au moyen âge, en pyramide stricte, avec des règles intouchables. La collision dévastatrice entre l’exaltation de ces jeunes gens – ils ont un peu moins de quatorze ans pour la plupart – et la réalité d’un monde terne à leurs yeux, éblouis d’eux-mêmes et de leurs rêves délirants, semble inévitable et trame les mailles du filet d’acier qui va tomber sur les personnages du roman. Mishima met en place un affrontement ou ombres et lumières ne sont jamais clairement délimitées, on avance en un combat douteux ou le Bien et le Mal sont à l’origine d’un malaise permanent du lecteur car configurés hors des normes convenues, dans un lieu où l’un des camps de la morale – celui des enfants – se situe par la volonté de ses acteurs par-delà le bien et le mal. L’absolutisme qui habite les garçons est intraitable dans la mesure où il ne questionne aucune morale commune car il est fondé sur la certitude de détenir la Vérité en face d’un monde d’adultes perçu comme un monde de lâcheté et de renoncement.
A treize ans, Noboru se figurait avoir du génie (tous les membres de sa bande pensaient de même), il croyait que la vie se résumait à des symboles et des décisions simples, que la mort prenait racine au moment de la naissance, que l’homme n’avait d’autre rôle que de cultiver et d’arroser cette plante. Que la reproduction était une construction artificielle de l’esprit, comme, par voie de conséquence, l’était la société, que les pères et les maîtres, du fait de leur nature, étaient coupables de grands péchés.
Le trouble sexuel de l’adolescent exacerbe encore sa vision symbolique du monde. Au fond du tiroir de la commode de sa chambre, il découvre une lucarne qui donne sur la chambre contigüe de sa mère. L’arrivée d’un amant – la mère est veuve – trace une frontière à partir de laquelle Noboru entrera dans le flot fatal, fait de pulsion œdipienne et de principes moraux, qui l’emportera vers le pire. L’homme est marin, il est beau, a de la prestance et dans un premier élan, Noboru projette ses rêves d’héroïsme sur lui, incarnation de l’infini de la mer et de ses terrains immenses d’aventure. L’appartement du garçon et de sa mère donne sur le port et, depuis la petite enfance, Noboru est bercé par le son et la vue des navires qui accostent et partent, appartenant à un monde mouvant, loin de l’immobilité des choses de la terre.
L’ordre universel, enfin établi grâce au hurlement de la sirène, avait révélé un cercle inéluctable ; ces cartes s’étaient appariées : Noboru et sa mère, sa mère et l’homme, l’homme et la mer, la mer et Noboru…
Noboru en extase, suant, avait perdu le souffle. Il était sûr que ce qu’il avait devant les yeux était le démêlage d’un écheveau de fils qui dessinait une figure sacrée.
Mais la combinaison funeste de la haine des pères sacralisée par le groupe d’enfants, la jalousie du garçon en fond inavoué mais grondant, et le choc destructeur de la chute de l’image du héros marin, va mettre en marche la tragédie que rien ne pourra arrêter. En une scène terrible, le sacrifice et le dépeçage d’un chaton par Noboru et sa bande, Mishima introduit l’absence parfaite de limites de la cruauté des enfants. Et cruauté n’est pas le terme exact. Ils ne sont pas cruels, ils sont hors du monde des hommes, noyés dans leur idéal de toute-puissance, sans référence à un dieu, à un maître, si ce n’est l’Ego démesuré et ravageur des enfants, véritable divinité à laquelle ils se vouent corps et âme. Ce meurtre du chaton est un acte de volonté sur la voie de la maîtrise du monde et le lecteur saisi d’effroi sait déjà qu’il en annonce un autre.
Noboru saisit le petit chat par la tête et se leva. Muet, le chat pendillait au bout de ses doigts. Il réprima un sentiment de pitié mais qui s’évanouit à l’instant comme la vision d’une fenêtre éclairée que l’on aperçoit d’un train express. Le chef prétendait que de tels actes étaient nécessaires pour combler les grands vides du monde. Il disait que rien d’autre ne pouvant y parvenir, le meurtre remplirait ces vides de même qu’une fêlure remplit un miroir. Par là, ils se rendaient maîtres de l’existence.
Le seppuku traditionnel, qui fut le choix de Mishima le 25 novembre 1970, assume cette même fonction symbolique : remplir les grands vides du monde. L’écrivain, de plus en plus proche de l’ultra-nationalisme quand il écrit ce roman en 1963, signifiera par son geste sa volonté de remplir le vide idéologique de sa patrie nippone et le renoncement à la grandeur passée.
Riûji – c’est le nom du marin amant de Fusako – n’est pas un dieu, pas même un héros humain ; un marin, lassé par la mer (rejeté par la mer) qui se pose à terre pour être un mari, pire, un père pour Noboru !
Les pères parlons-en, des êtres à vomir ! Ils sont le mal en personne. Ils sont chargés de tout ce qu’il y a de laid dans l’humanité.
Aux yeux de Noboru, et de ses copains, il fut admirable ; il est maintenant haïssable, veule, lâche. La route funeste de l’ineffable est ouverte.
Yukio Mishima nous plonge dans le trou d’un enfer innocent et glaçant. Son écriture, simple et dépouillée, quasi minimaliste, rend cet enfer plus effrayant encore.
Léon-Marc Levy
- Vu : 1945