Le Mardi à Monoprix, Emmanuel Darley
Le Mardi à Monoprix, 56 pages, 11 €
Ecrivain(s): Emmanuel Darley Edition: Actes Sud/Papiers
« Telle quelle »
Le Mardi à Monoprix, sans doute la pièce la plus connue d’Emmanuel Darley, dévoile ce qui a constitué la trajectoire de l’ensemble de son œuvre. En effet, rare écrivain « total », romancier à ses débuts puis auteur de pièces en 1998 avec Badier Grégoire, E. Darley n’a eu de cesse de passer de l’écriture dramatique à l’écriture romanesque. Ainsi Le Mardi à Monoprix est-il, certes, le monologue d’un transsexuel, qui laisse entendre d’autres voix que la sienne : celle de son père « qui dit » en tout premier lieu ou celle par exemple d’une femme rencontrée dans la rue. Mais le texte est élaboré aussi comme un récit à la première personne (récit d’une nouvelle), qui avance par étapes, par blocs typographiques. Marie-Pierre, la narratrice, évoque la journée du mardi, qu’elle consacre à son père qui vit seul, dans une autre ville. Rituel attentif avec ses gestes et ses tâches ménagères que des phrases simples au présent, proches de notes sèches, souvent en l’absence de ponctuation, énumèrent :
Le mardi c’est dit je passe la journée là-bas à faire ceci cela la poussière et tout. Je secoue la nappe je change les draps. Je vide la poubelle.
La journée s’organise chronologiquement et selon un itinéraire précis, du réveil (p.8) au train de 18h40, le soir (p.25). Entre temps, il y a le ménage dans l’appartement, la sortie vers le marché (p.13, « on descend la rue »), les achats à Monoprix (au cœur du récit) puis le chemin du retour avec une halte au café (p.20). Ensuite remonter la rue Droite et faire la rencontre d’une connaissance du père avant de regagner le domicile du vieil homme. Le repas de midi (p.25) et la sieste. Toutefois, l’ordre des choses de la piété filiale bascule, bouscule la temporalité linéaire et la parole de la narratrice. En effet (p.27), le futur fait une intrusion dans la masse textuelle, et met à bas le rituel du mardi :
Je ne reviendrai plus le mardi.
Nous n’irons plus jamais.
Monoprix c’est fini
Mais ce point de rupture va plus loin encore puisqu’à sa suite, la narratrice raconte au passé, par-delà sa propre mort selon une prosopopée sans pathos, ce qui lui est arrivé le lundi soir et selon une perception incertaine du temps, comme entre réalité et cauchemar.
Je travaillais hier au soir disons cette nuit voilà je travaillais j’étais à mon travail…
Jean-Pierre devenue Marie-Pierre est quelqu’un d’autre, dans la ville où elle travaille, une inconnue pour son père. Elle se prostitue et va mourir sous les coups de couteau répétés d’un client. Elle raconte ainsi sa mort, sa fin, la fin du mardi à Monoprix, de sa présence auprès de son père. La fin de la pièce (p.28) :
J’ai pensé et puis ça c’est fini.
Par-delà la vie banale des deux personnages principaux, Emmanuel Darley met en lumière la théâtralité de son texte par le retour presque obsédant du regard qui s’échange ou pas. Le voyeurisme est à l’œuvre. L’unique didascalie qui ouvre le texte, dans toute son ambiguïté, signifie peut-être aussi que les spectateurs sont ceux qui regardent Marie-Pierre comme ceux qui la jugent dans la ville.
Elle s’avance.
On se regarde.
Ça dure un temps.
Et juste après, le monologue débute sur ces mots : Tout le monde me regarde. Certains passages du texte accumulent les occurrences de cette dimension proprement de voyeurisme, lors de l’épisode « Monoprix » :
Tous les yeux sont sur nous
Tout le monde nous surveille nous sommes l’attraction
Leurs yeux font comme pour circuler à l’entour
C’est moi que l’on regarde
Les yeux de ceux-là qui détaillent scrutent déshabillent essayent de voir d’imaginer ce qui dessous avant existait
avant telle qu’elle je sois désormais
Et il y a aussi les regards qui se dérobent ou les voix qui jamais ne sont données en répliques mais rapportées par Marie-Pierre (« Cela chuchote cela murmure ».)
Le monologue dit au fond que le système du langage dramatique n’est pas ici possible sur le mode de l’échange. Le père n’admet pas la transformation de son fils, qu’elle soit devenue « telle quelle ». Celle qui « fait sa petite bonne femme ». L’opinion publique de la petite ville ne peut admettre non plus que Jean-Pierre soit une fille désormais. Le monologue en quelque sorte traduit la solitude absolue et tragique du trans.
Marie Du Crest
La pièce d’Emmanuel Darley a été créée en avant-première en 2007, lors de la Mousson d’été, à Pont-à-Mousson puis en 2008, mise en espace sur la péniche Niagara toujours à Pont-à-Mousson, en Lorraine. Elle sera montée à nouveau au Théâtre Ouvert à Paris dans la mise en scène de Michel Didym et rejouée en tournée. Jean-Claude Dreyfus interprétait le rôle de Marie-Pierre. Nominée trois fois aux Molière en 2011 (texte, comédien, compagnie), elle ne recevra aucune récompense ! On peut retrouver Emmanuel Darley sur Théâtre Ouvert : Théâtre-Vidéo-net.
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