Le Llano en flammes, Juan Rulfo (par Léon-Marc Levy)
Le Llano en flammes, Juan Rulfo, Folio
Chaque page, et chaque ligne et chaque mot de Juan Rulfo sont de précieux trésors littéraires. Par leur beauté suffocante et aussi par leur rareté qui fait que l’on est sans cesse hanté, en les lisant, par le désespoir de n’avoir plus rien à lire de l’auteur après son roman, Pedro Paramo, et ici ses nouvelles, qui constituent ses premières œuvres publiées. Rulfo, par son silence littéraire qui durera plus de 30 ans après la parution de Pedro Paramo, a bâti une légende, une fascination qui jaillissent puissamment de la lecture – plus encore de la relecture – de ses deux œuvres. Comment pareil conteur, pareil styliste, pareil génie littéraire a-t-il pu se taire, à jamais ? Pourquoi ?
Des nouvelles donc. Et pourtant, la suite de ces textes est si proche d’un roman qu’ils s’imposent ainsi au lecteur. Unité de lieu, de temps, de thème. Proximité étroite des figures de personnages. Voisinage des situations. On lit Le Llano en flammes non comme quatorze histoires mais comme une seule, puissante, ravageante, d’une sècheresse et d’une sobriété suffocantes.
La région c’est le sud de l’État de Jalisco, dont la nature sauvage, aride, désertique est racontée en touches sèches, sans trace de folklore, sans complaisance romantique. Un enfer qui va jusqu’à faire taire ceux qui y vivent tant parler est pénible.
« On ne dit pas ce qu’on pense. Ça fait longtemps qu’elle nous a quittés, l’envie de parler. Elle nous a quittés avec la chaleur. On parlerait bien volontiers, ailleurs, mais ici, c’est trop fatigant. Ici, on parle avec cette chaleur qu’il fait dehors, les mots grillent dans la bouche, ils se racornissent, là, sur la langue, et finissent par vous étouffer.
C’est comme ça, ici. Et c’est pour ça que personne n’a envie de parler » (« On nous a donné la terre »).
Et l’écriture de Rulfo se fait à cette image du strict nécessaire, de la nudité, d’une économie énonciative permanente. Un style lapidaire, laconique. Des champs lexicaux fermés qui forment un vocabulaire restreint, itératif, qui peu à peu, à mesure des nouvelles, s’élève comme une mélopée funèbre, à la manière des notes d’un Deguello terrifiant, la musique de mort et de massacre au Mexique dans ce temps. La chaleur et la sècheresse du Llano semblent brûler les mots de Rulfo, en faire des braises fugaces, des étincelles aveuglantes, des cendres enfin.
« Qui diable a fait cette plaine aussi grande ? Et à quoi sert-elle, je vous le demande ?
On s’est remis en marche. On s’était arrêtés pour regarder la pluie tomber. Il n’a pas plu. Maintenant on se remet en marche. Moi, l’idée me vient que nous avons trop marché pour le chemin que nous avons fait. Voilà l’idée qui me vient. S’il avait plu, il m’en serait peut-être venu d’autres. N’empêche, je sais que depuis le temps où je n’étais qu’un gamin je n’ai jamais vu pleuvoir sur le Llano, ce qui s’appelle pleuvoir.
Non, le Llano ne sert à rien. Il n’y a ni lapins ni oiseaux. Il n’y a rien. Sauf quelques arbustes rabougris et de rares touffes d’herbe aux feuilles recroquevillées ; à part ça, rien.
Et c’est là qu’on marche » (« On nous a donné la terre »).
Les dialogues et les paroles des narrateurs sont truffés des expressions populaires et idiomes des paysans de la région. Une impression poignante de solitude et d’angoisse se dégage de ces récits de mort, de banditisme, de pauvreté ou de vengeance. Rulfo nous raconte un monde hanté par la mort, la haine, la violence. Un monde où l’amour même est brutalité, bestialité, affrontement.
La monotonie écrasante, l’ennui assommant des jours, la morne existence des personnages prend chez Rulfo une dimension métaphysique. Il parle du dénuement des êtres sans espoir, et bien au-delà de ce lieu perdu du monde, c’est bien de la condition humaine qu’il s’agit. De ce pauvre territoire dévasté, on entend la douleur universelle des hommes, tous voués, un jour ou l’autre, à la solitude originelle. Le ton de la narration est souvent celui de la farce tragique, dans laquelle tentent de survivre des êtres dérisoires abandonnés du ciel. Et leur attachement viscéral au christianisme n’est plus que la pure scansion de leurs vies dévastées, comme le hurlement des chiens ou les miaulements des rapaces.
« Sur San Gabriel, la brume est tombée, une fois de plus. Le soleil brillait encore sur les montagnes bleues. Une tache couleur de terre couvrait le village. Puis l’obscurité est venue. Cette nuit, on n’a pas allumé les lumières, en signe de deuil, puisque l’installation électrique était à Don Justo. Les chiens ont hurlé jusqu’au matin. Jusqu’au matin, les vitraux de l’église ont été éclairés par la lumière des cierges, pendant que l’on veillait le corps du défunt. Des femmes chantaient d’une voix de fausset, dans le demi-sommeil de la nuit : “Soyez délivrées, soyez délivrées âmes en peine”. Et toute la nuit les cloches ont sonné le glas, jusqu’à l’aube, jusqu’à qu’elles soient interrompues par l’angélus du matin » (« A l’aube »).
La marque de la tragédie s’étend sur ces quatorze nouvelles. L’écriture de Juan Rulfo se met à son service par son ton neutre, presque indifférent. « Je vais où je vais » dit l’homme dans la nouvelle du même nom. C’est-à-dire, dans tous les cas, à sa perte, à sa disparition, à son oubli. Le « ça s’est passé comme, ça » qui revient de nouvelle en nouvelle dans la bouche de narrateurs résonne comme le son même de la fatalité. Les hommes sont réduits à la subir, en gémissant – même pas tellement – en invoquant le ciel – sans espoir – mais sans jamais pouvoir agir sur le sort impitoyable qui les réduit à une existence ne valant guère mieux que la mort. La pauvreté, la saleté, la vermine, les travaux infects et la peur, tout est énoncé en un chant monotone qui n’est même pas une plainte, juste un bruit de souffrance.
La lumière ne vient que par la foi absurde et naïve de ces êtres frustes qui ne peuvent espérer qu’aux miracles tant la réalité leur est imposée sans recours. Comme Tanilo qui veut aller à Talpa pour que la Vierge du lieu le guérisse d’un mal étrange qui le couvre de cloques violettes et qui – au bout du chemin de torture voit la délivrance sous une forme radicale.
« Maintenant tout est fini. Tanilo a été guéri, même de la vie. Maintenant il ne pourra plus se plaindre de toute la peine qu’il avait à vivre avec ce corps empoisonné, pour ainsi dire, plein de cette eau pourrie qui sortait par toutes les plaies de ses bras et de ses jambes » (« Talpa »).
Mélopée de la souffrance et de la solitude qui, sous la plume sèche et imparable de Juan Rulfo, prend sans cesse son envol poétique d’une beauté d’autant plus suffocante qu’elle s’élève de ce pays oublié de tous et sec comme un buisson de ronces brûlé par le soleil.
Terminons donc par ce passage où l’on perçoit, entre les lignes, l’espoir de Rulfo pour ses frères humains, ces personnages qu’il a fait vivre dans leur Enfer au long d’histoires terrifiantes. Un peu de lumière et de rêve entre les cailloux et les rochers – comme ces fugaces fleurs d’argémone ou ces douces-amères – la poussière et le désespoir, la longue nuit du Llano.
« … Et la terre est en pente raide. Elle se crevasse de partout pour former des ravins profonds, si encaissés qu’on n’en voit pas le fond. Ceux de Luvina disent que les rêves montent de ces ravins ; mais, moi, je n’ai jamais vu monter de là que des rafales tourbillonnantes de vent que les tiges des cannes tirent comme des coups de canon. Un vent qui ne laisse même pas pousser les douces-amères, ces petites plantes tristes qui arrivent à peine à vivoter collées à la terre en s’agrippant de toutes leurs mains aux escarpements des montagnes. Il arrive que fleurissent, cachés entre les pierres, là où il y a un peu d’ombre, les coquelicots blancs de l’argémone. Mais l’argémone se fane vite. Alors, on entend griffer le vent de ses branches épineuses avec un bruit de couteau qu’on aiguise » (« Luvina »).
Léon-Marc Levy
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