Le livre des sources, Gérard Pfister
Le livre des sources, 2013, 432 pages, 24,90 €
Ecrivain(s): Gérard Pfister Edition: Pierre Guillaume de Roux éditeur« Après tant de siècles, échauffez mon esprit de vos rayons immortels : c’en est fait, je suis exaucé ; l’étincelle a jailli, je me sens embrasé : commençons ». Charles de Fieux de Mouhy
Strasbourg, de 1365 à 1993
Le roman de Gérard Pfister s’ouvre sur une dissertation sur la guerre, ou plus exactement sur des pans de l’Histoire, celle des sacrifices des hommes et de l’injustice à leur égard, dont certains conflits oubliés de l’époque médiévale jusqu’aux massacres de masse des deux grandes guerres mondiales. L’exergue des anarchistes « la liberté ou la mort » – cité par l’auteur lui-même – augure très vite de cette quête mi sociologique, mi initiatique, qui commence par une enquête. Une forme stylistique en spirale, « une narration à plusieurs instances » comme dirait Gérard Genette, produit à la fois « le léger décalage temporel du récit d’événements (…) et la simultanéité absolue dans l’exposé des pensées et des sentiments (…) le direct et le différé (…) le quasi-monologue intérieur et le rapport après-coup » (in Figures III). Nous pourrions peut-être parler de spirale narrative, avec l’irruption de l’auteur, qui nous entraîne d’un récit à un autre, par fragments.
Le roman, qui se construit par des instances locutoires de personnages interposées, tourbillonne, vibrionne et nous entraîne dans des espaces, des temporalités différentes. De l’été 1990, nous passons au carnet d’un professeur datant de 1937, et nous faisons un détour dans l’histoire du héros/narrateur, Serge Bermont, à travers sa généalogie, en 1912, pour être immiscés, immergés dans le Moyen Age, dans le courant du XIVème siècle. Donc, cet ouvrage donne à entendre en écho des jeux de récits, dont l’un, primordial, celui de la judéité bafouée et persécutée, réveille le sens de l’engagement, remémore les désastres commis par la propagande nazie, ce que rappelle l’auteur : « Pourquoi les adolescents se tournent-ils plutôt vers les croix gammées, les haches et les crosses ? Pourquoi préfèrent-ils se soumettre à la voix rauque du commandement ? ».
Gérard Pfister développe ses conceptions de la sagesse, de la résistance et de celle du courage, et pour ce faire nous plonge dans le journal intime d’un écrivain, en butte aux souffrances mais aussi à l’espoir – écrivain que l’on suit avant sa tragique disparition – en dressant, par exemple, le portrait effarant des collaborateurs des fascistes, voire ceux d’illustres universitaires allemands compromis gravement avec le pouvoir nazi. Nous sommes aussi témoins de la vie secrète d’une communauté monastique avertie du mystère d’un manuscrit à la prose exaltée et mystique, où les noms de l’Ancien Testament résonnent pour renouer avec une filiation mise à mal : « Le cygne dans la bergerie. Le juif parmi les catholiques. Le prophète au milieu des réprouvés », jusqu’à ce sublime cri : « Mana os ? ». Il serait vain de dévoiler le roman, découpé par des chapitres aux noms chantants, qui survole un pan de notre histoire – celle, inavouée et inavouable –, mais dite cette fois-ci d’une façon frontale et téméraire (voire de longs détails de tortures abominables que des hommes infligent à d’autres, enfants compris). La forme savante de ce déroulé, de ce canevas et de ce kaléidoscope d’images et de mots, permet de revenir sur les exactions commises de tous temps sans oublier qu’il est possible de croire encore en une pensée fraternelle et à l’absolu de la vérité par l’écriture en quête.
La profusion de noms et de lieux, à l’orthographe aux consonances germaniques, contribue à la complexité de l’ouvrage. L’inclusion d’interviews, de témoignages, de descriptions, annotés au jour le jour, de voix récitatives, comme Les Dits de Timothée d’Agnelet, une prose poétique, sous-entend une vaste culture de la part de l’auteur, et la connaissance, par exemple, de la poésie arabo-musulmane et arabo-andalouse. La couverture du livre d’ailleurs laisse planer un peu le doute ; un chevalier qui paraît maure, en armure, sur un cheval caparaçonné, et des oiseaux verts (des faucons) sur leur tête, est, en fait, une image tirée d’un Codex Manesse germanique de 848.
Pour conclure, les fractures de la structure romanesque, les changements, les récits enchâssés ou prédictifs (de type prophétique), illustrent bien, ou en partie, ce cas de figure stylistique narrative. Nous passons d’un genre à l’autre, comme dans une correspondance, avec une relative liberté, en infraction avec les codes du roman, mais non du langage, lequel reste limpide et de facture classique. Terminons avec cette note de Michèle Bokobza Kahan, qui se révèle si à propos : Les notions d’« auteur implicité » et de « narrateur non fiable » (…) privilégient le texte de fiction et ses fonctionnements internes tout en permettant de dégager la présence diffuse de l’auteur dans la fiction (…) et de saisir les lieux où l’auteur signale sa présence et suggère son intervention (in Argumentation et analyse du Discours). Commencement ou fin ? Histoire à poursuivre ultérieurement, comme dans ces feuilletons d’antan, où le lecteur attendait avec impatience un déroulement qui, peut-être, ne viendrait jamais ?
Yasmina Mahdi
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