Le Livre des préfaces, Gérard Klein (par Didier Smal)
Le Livre des préfaces, Gérard Klein, octobre 2021, textes réunis par Ellen Herzfeld et Dominique Martel, 1240 pages, 21,90 €
Edition: Le Livre de Poche« La Science-Fiction est la meilleure gymnastique de l’esprit moderne. Pendant trois ans de sa vie, chacun d’entre nous devrait dévorer de la Science-Fiction au kilomètre. C’est comme le polar ou la bédé, ces récits façonnent aujourd’hui notre vision du monde. La SF ouvre les portes de l’imaginaire, joue avec la combinatoire des futurs possibles ou impossibles, fait travailler le cerveau droit, celui de l’intuition et du prophétisme, familiarise avec les grands déferlements et les grands changements ».
Ces mots de Gérard Klein sont extraits de la préface à Histoire de Science-Fiction, une anthologie promotionnelle proposée dans le magazine Actuel en 1984, et on ne saurait mieux dire – pour les trois genres proposés (auxquels pourrait être adjointe la Fantasy), puisqu’on a soi-même dévoré ces genres par instinct et par goût, et que l’on se replonge avec délectation dans un bain régulier de récits de science-fiction, parce que l’on sent bien que l’imaginaire en ressort revigoré – et qu’on en éprouve un plaisir qu’on laisse aux imbéciles le plaisir douteux de nommer « honteux ». De même qu’est assouplie la façon de penser, d’envisager le monde – et pas uniquement à cause du contenu de ces romans, mais aussi par leurs jeux formels et narratifs.
Mais combien de fois a-t-on été confronté à des regards condescendants adressés au prof de français qui, supposait-on, devait prendre plaisir à lire l’équivalent sur papier de Star Wars ? D’abord, Star Wars, en tant que récit épique héritier des plus grands récits humains, et surtout en tant que jouissance pure et désintéressée (on parle bien ici des trois premiers volets de la saga), ça n’a même pas à être défendu : c’est d’une excellente facture et cela ne souffre aucun débat. Ensuite, la science-fiction est loin de se réduire à des histoires d’extraterrestres et de batailles intergalactiques. Enfin, ainsi que Klein en fait la brillante démonstration dans la préface à Unica (Élise Fontenaille, 2008), la frontière entre la science-fiction et la « grande littérature » est tracée par des gens qui cherchent à lire du « sérieux » uniquement et faire honte à qui n’en lirait pas – à ceci près que du « sérieux », pfiout, la science-fiction en regorge. Statistiquement, osons même décréter que ce genre en contient plus que la « grande littérature » qui inonde les librairies à chaque rentrée, la puissance narrative et imaginative en prime.
Mais revenons au présent ouvrage et disons le plaisir que représente sa publication par une simple comparaison. Lire un roman « populaire » publié chez 10/18 sans une préface signée Francis Lacassin, c’est comme lire un roman de science-fiction publié au Livre de Poche sans une préface signée Gérard Klein : c’est déguster un plat savoureux sans une belle présentation au sortir de la cuisine – ça fait désordre, il manque l’impalpable ingrédient, la saveur inespérée sans laquelle on ne pourra plus jamais déguster le même plat. On galèje ? Ben oui, un peu, mais c’est aussi qu’on est tombé sur des Histoires de robots ou des Histoires divines quand on était jeune adolescent, en même temps qu’on tombait sur L’Étranger ou Le Grand Meaulnes, dans la bibliothèque d’un oncle (qui écoutait les Beatles, les Rolling Stones et les Clash, ce qui n’a rien arrangé), et qu’on a tout confondu. D’ailleurs, c’est un peu ce qui ressort de la lecture de ce passionnant Livre des préfaces : Gérard Klein a tout confondu, il n’a aucune conscience d’une frontière tracée entre les genres littéraires, et il s’en rit – normal, vue de l’espace, la Terre ne présente aucun tracé géographique autre que naturel, alors, les frontières entre les genres littéraires…
Cette porosité explique des préfaces faisant remonter certains thèmes de la science-fiction aussi loin que la mythologie grecque et d’autres tenant de la réflexion philosophique – ainsi de celle à Destination : Vide (Frank Herbert), qui s’ouvre sur un passionnant questionnement relatif à notre relation à l’Autre, ou de celle à Pavane (Keith Roberts), qui, dû au thème du roman, l’uchronie, établit une réflexion sur la nature du passé et de l’Histoire que ne renierait probablement pas un François Hartog – ceci dit sans prétendre à voir en Klein un auteur spécialiste de la question. C’est au fond la double puissance de ce Livre des préfaces : sans nulle volonté telle de la part de l’auteur, il démontre à quel point la science-fiction est peut-être le genre le plus absorbant de tous les autres genres narratifs, celui qui les contient tout en les continuant selon une autre vision prismatique, tout en étant le genre le plus naturellement réflexif sur des questions tenant à notre humanité, d’hier, d’aujourd’hui ou, bien sûr, de demain (même si la réflexion peut parfois sembler un rien datée eu égard à l’avancée de la technologie et de la société, en particulier dans la préface à Histoire de Robots, écrite il est vrai en 1974).
Ce Livre des préfaces peut-il dès lors être considéré comme une encyclopédie de la science-fiction ? Non, certes non, puisqu’il recueille des préfaces à seulement, si l’on puit dire, une grosse centaines d’ouvrages et n’a donc aucune prétention à être un quelconque guide de lecture. Néanmoins, ce Livre des préfaces pourrait être pour le néophyte une belle porte d’entrée dans le genre de la science-fiction, ou plutôt une invitation à la découverte sous l’égide d’un fin connaisseur doublé d’un véritable amateur (de « amare », « aimer ») ; et pour qui possède déjà quelques connaissances sur le genre et une planche ou deux remplies à craquer de livres de poche aux dos gris, ces préfaces, qui sont la plupart du temps des réflexions thématiques (ainsi de la place de l’humour dans le genre, à l’occasion de la préface à La Dimension des miracles, de Robert Sheckley), offrent l’opportunité de renouveler le désir, si besoin en est, ou d’aller plus avant dans la découverte (mais comment a-t-on pu passer à côté de Limbo, de Bernard Wolfe ?), aidé en cela par un précieux Index.
Bref, ce Livre des préfaces, qui n’a qu’un seul défaut (dans le sommaire, seuls sont donnés les titres d’œuvres, sans noms d’auteurs), est l’incitation parfaite à s’offrir trois années à « dévorer de la Science-Fiction au kilomètre ». Et si c’est déjà fait une fois dans sa vie, à y retourner pour trois autres années. Au moins.
Didier Smal
Gérard Klein (1937) est un auteur et éditeur français de science-fiction. Il est de ceux sans qui le genre aurait peut-être connu une autre destinée, moins populaire, en francophonie.
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