Le Livre des Laudes, précédé de Requiem, Patrizia Valduga (par Marc Wetzel)
Le Livre des Laudes, précédé de Requiem, Patrizia Valduga, Arfuyen, février 2023, trad. italien, Christian Travaux, 240 pages, 18,50 €
Une poète, à 38 ans, (1991), perd son père ; puis (2004), à 51, son compagnon (le célèbre poète Giovanni Raboni). Elle est déjà célèbre ; elle écrit des choses osées, instruites, maîtrisées. Osées (brillamment sensuelles, utilement scandaleuses) ; instruites (elle cite et traduit Proust, Shakespeare, Valéry, John Donne, Molière…) ; maîtrisées (elle aime s’exprimer en formes fixes de la tradition poétique : elle y puise de quoi évoquer inlassablement – dans de rituelles redites – ce qui ne peut se laisser penser pas même une fois ; et mendier aux Muses, ou aux anges, initiatives remédiatrices et interventions gracieuses, pour ce qu’on n’a pu accomplir pas même une fois). Et soudain, à l’occasion de l’un et l’autre deuil, correspondant aux deux ensembles poétiques ici réunis, la voici qui, improbablement, spectaculairement, et comme farouchement, supplie, régresse et s’humilie :
Elle regrette par exemple d’avoir écrit des poèmes érotiques, non qu’elle en soit honteuse, mais elle craint d’y avoir été inauthentique (d’avoir mis en scène ce que son expérience de la chair réelle n’aurait pu personnellement suivre, ni relayer).
« J’ai fait des vers de plus en plus pervers
pour sortir de moi et me reposer » (p.155)
« Que j’ai écrit d’idioties dans mes vers
sur la nuit, sur le sexe et l’amour.
Et j’ai failli jusque dans ma douleur
faisant passer l’angoisse pour l’amour » (p.161)
« Et j’ai ainsi, poétesse érotique,
un érotisme qui n’a pas deux ans !
Tu comprends, non ? tout ce que j’ai compris…
et cela m’a pris cinquante-cinq ans…
Mais ce mal imprimé dans mon esprit
m’a, Giovanni, mené vers mon amant ?… » (p.177)
Elle ne paraît penser qu’à la première et deuxième personne du singulier : il n’y a pas pour elle de nécessité impersonnelle sur fond de laquelle varient (rigoureusement) tous nos affects et images. Elle est seule, avec dans son cœur les pensées des autres, et son corps leurs désirs, sans pouvoir s’en défendre ni même les prévoir, étaler et comparer. Or la nécessité de la mort (et même de la douleur) n’apparaît franchement qu’à ce qui accepte de penser à la troisième personne. Ne se donnant aucun monde réel et résistant, elle ne peut donc transformer aucun obstacle en moyen d’action. Elle rêve de pouvoir agir sur ses rêves (ce que la poésie, en effet, permet), en attendant que leur réaction la secoure ou justifie (ce qu’aucune poésie, bien sûr, n’assure). Elle pleure dans un monde absolument sans objets, ni techniques, ni supports ni issues ni relais, même en autrui :
« Oh, père, père, ô patrie de mon cœur,
pendant tant de temps seul avec ton mal,
pendant des jours et des nuits de terreur,
comme en une séquence cérébrale
je te vois, seul, si seul, et sans amour,
te noyer en silence, dans ton mal
entre qui sait et comprend, sans aimer,
et qui ne sait comprendre, sans aimer » (p.13)
C’est que les propres conditions d’existence de ce qui lui importe ne lui importent pas. Elle craint pour la beauté, mais ne se demande pas d’où celle-ci résulte (quels sont son prix, son tarif et loyer de présence) ; elle est comme une enfant capricieuse devant ce dont elle méconnaît la (délicate, et à négocier) condition de production, et donc les attendus de disparition. Elle ignore le conditionnel, et passe donc à côté du tissu de déterminations serrées qui donne existence. Ignorant la dure, commune et irréductible nécessité, elle se réfugie dans l’infini (des élans et des appels), puisqu’il n’y a que dans et pour l’infini que la nécessité est facultative. Mais l’infini, elle ne peut plus alors s’y plaindre d’être seule, marginale et égarée ; et elle n’attend que d’un au-delà du monde qu’il vienne la compléter et réparer :
« Tout est triomphante prostitution,
et répugnante hors de toute mesure. (…)
Je veux m’échapper bien loin de ce monde…
Trouver un autre monde pour y vivre…
Au diable journalistes, journalistes !
Il y a tant de grands avec qui vivre (…)
Loué sois-tu, amour resplendissant,
qui récompense toute ma douleur…
Car est trop misérable mon présent :
sur qui viendra que brille ta splendeur ! (…)
La paix soit avec moi et pour toujours…
Giovanni, soude ce cœur qui se fêle… » (p.205-215)
Son Dieu est le Quelqu’un du Ciel qui répondra au signal d’alarme, et arrêtera exceptionnellement, et en urgence, pour une passagère incommodée, l’entier convoi du réel. Elle s’adresse à lui comme à une personne (qui comprend ce qu’on réclame, et répare les torts qu’on lui signale), sans jamais pourtant lui accorder d’idées, de vie propre, d’expérience de sa propre absoluité : aucune trace du Dieu créateur, révélateur, ni même rédempteur. Elle le tient simplement là, devant ses larmes et son angoisse, comme une surhumanité disponible, un simple bienveillant distributeur de rémissions et secondes chances.
« Seigneur, fais donc en entier ce miracle,
ne laisse pas les choses à moitié.
Accorde-lui sa vie tout en entier :
Dieu de pitié, ô, montre ta pitié. (…)
J’ai peur de devenir folle, Seigneur,
car le monde entier me semble fini.
Et puis j’ai peur de mourir, ô Seigneur,
sous le poids de ce qui n’est pas compris.
Mais je t’en prie, ô Seigneur : un seul mot !
Dis un seul mot et il sera guéri » (p.141-151).
Et pourtant elle a raison comme femme, comme poète, comme pensante. D’abord, toute sagesse lui paraît une imposture : se mettre à la place de Dieu est certes moins vil que se prendre pour lui, mais pour le sage, qui prend sur tout (y compris sur lui-même) le seul point de vue du Tout, que reste-t-il d’autre à faire que se pardonner en ricanant, et s’abolir en silence ? Et puis les religiosités adultes, réfléchies, lucides (qui écoutent raisonner Dieu, contre-argumentent habilement, et lui font part d’objections fermes et respectueuses) lui semblent pire pitrerie que la foi (et les cris de détresse) du charbonnier : une poète sent dans le cœur de son cœur que Dieu ne comprend que ce qu’on lui chante ! C’est que la plus parfaite des raisons finies n’a rien à apprendre à la Raison infinie ; mais en revanche le plus commun soupir d’une âme incarnée intéresse absolument un Absolu sans chair, nausées, vertiges, tentations ni secrets, à l’impossible opacité : l’aveu, même larmoyant, d’une telle âme est donc, pour Dieu, un Graal, une précieuse contre-Révélation, une décisive et irremplaçable instruction :
« Et je crois que j’ai dépensé ma vie
pour cacher à mon esprit en-dedans
ma honte… cet outrage si sanglant,
caillot figé en lui, poids accablant
que je ne peux déposer sur personne…
Vraie, oui, mais pourtant jamais vraie vraiment (…)
Je mets en miettes ma pauvre pudeur
quand la nuit verse son poison enfin
creuse des taches rouges dans la neige…
Je parle comme enivrée… et sans frein (…)
Et c’est comme si je devais vomir
cette digestion de mon existence.
Et puis la nuit se fait et se défait
dans un grand calme, en grande indifférence (…)
J’ai tant couru… hors d’haleine… attends-moi…
je boite… et voilà ma plaie qui suppure… » (p.181-195)
Elle a raison aussi, par ses deux découvertes, simples et radicales. D’une part, qu’on peut aimer un être à seul titre posthume quand il s’agit d’un père ; d’autre part qu’on peut – et peut-être même qu’on doit – ne commencer à s’aimer (réellement) soi-même qu’avec la mort du compagnon décisif de vie. Dans Requiem, c’est quand notre père (qui figure pour chacun l’autorité à avoir sur sa propre vie) n’est plus qu’un mortel qu’il nous devient un homme, un être enfin librement aimable, car le temps (nécessaire, mais parasite) du respect (de la considération de sa dignité d’avance et d’office d’être originaire) est passé. Alors la poète dit (p.55 et 61) ce qu’elle ne peut qu’alors éprouver :
« Oh père, que je n’ai connu qu’alors,
alors seulement, après tant de vie, (…)
durant ce seul moment, intensément,
je t’ai aimé, toi, éternellement ».
Et dans Le Livre des Laudes, la seconde avancée se lit : on ne peut avoir de rapport authentique à soi-même qu’importé et mérité. D’avoir été, une fois et pour toujours, authentiquement aimée par le cœur loyal et l’esprit vaste d’un Giovanni Raboni lui permet, enfin, de s’aimer justement elle-même (le cœur peut alors retourner sur soi ce qu’il mérita d’inspirer). Le prince charmant n’était qu’un homme, qui a charmé le sens même de vivre qu’il laisse, et la poète comprend seulement, et enfin, qui elle était digne de devenir, et qui en elle désormais aimera advenir, en termes bouleversants :
« et dans ta paix je rêve de sentir
que quelque chose se desserre en moi (…)
Giovanni, mon cher amour vénéré,
je n’étendrai plus sur toi mon néant,
voilà mon vœu : sans te faire souffrir
je deviendrai femme finalement » (p.135)
« Tu as redressé ce cœur estropié
restant muet, immobile et lointain.
Et maintenant je sais ce qu’est aimer,
mon cher moineau, immobile et lointain » (p.147)
C’est de toute façon la vie mortelle qu’elle plaint, non d’abord la sienne, une vie de toutes les issues moins une. Et ce n’est pas à la mort que s’adresse sa poésie si structurée et parfaitement agencée ; ou plutôt, comme le montre bien Christian Travaux vers la fin de sa Présentation, elle ne s’expose à la mort que par défi. La poésie n’est pas du tout pour la poète sacrement (son style ne prétend pas à l’onction de langage ! Rien n’a besoin d’elle pour se faire, à tort ou à raison, sacré !) c’est-à-dire production d’une grâce quelconque bricolée contre le chaos ou le vide ; mais la poésie peut et doit être sacrifice, offrande – coûteuse, pénible – de sa figure accomplie, de cet équilibre solennel et miraculeux qu’elle assure, en tout poème réussi, au langage. L’encre y donne et abandonne quelque chose qui résiste, par son usage même (sa reprise continuée, sa présence en d’autres voix, la contagiosité de son chant) à l’usure et à la disparition. Au fond, toute « forme » supérieurement élaborée met au défi la mort de savoir démanteler un poème, de ruiner l’étrange vie parfaite dont celui-ci est fait, et qu’il expose audacieusement à l’immense silence du monde. Christian Travaux, pertinemment, rapporte cette remarque de la poète :
« Si sacrifier signifie rendre sacré en mettant à mort, la poésie sacrifie la vie, la rend sacrée à travers le rite de la forme qui l’expose à la mort » (cité, p.35)
qui conclut :
« Et je suis arrivée à ma dernière définition : la poésie est exposition rituelle à la mort ».
C’est pourquoi tout doit être ardemment et scrupuleusement relu et repesé de cette poète à la fois sophistiquée et extraordinairement directe, mettant son propre maniérisme à nu, comme ce passage déjà cité, faussement puéril, où elle tance Dieu de ne pas faire tout ce qu’il peut :
« Seigneur, fais donc entier ce miracle,
ne laisse pas les choses à moitié » (p.141)
mais qui signifie d’abord, peut-être : fais à la vie, Verbe de l’Univers, l’offre intégrale, le don exhaustif (ou rien), que notre poésie fait de ses formes achevées au dieu du langage. Et en effet.
Marc Wetzel
« Loin de toute effusion sentimentale, Patrizia Valduga (née en Vénétie en 1953) a choisi pour Requiem l’ottava rima et pour le Livre des Laudes le distique. Si elle s’astreint à des formes strictes, ce n’est pourtant qu’afin de mieux les détourner. Comme, dans ses Cento quartine, le lexique du sexe faisait exploser le schéma métrique du poème, la langue de la maladie met à mal la contrainte imposée au vers et en acquiert une force inattendue » (extrait de l’éclairant texte de 4ème de couverture).
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