Le Livre des incompris, Irène Gayraud (par Patryck Froissart)
Le Livre des incompris, Irène Gayraud, octobre 2019, 180 pages, 18 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Le personnage narrateur, universitaire ès philosophie, retraité, à qui « il ne reste plus que quelques mois à vivre », entremêle en ce roman singulier les fils de la trame de sa vie personnelle, intime, amoureuse, et professionnelle, les étranges découvertes littéraires qu’il a faites à sept reprises tout au cours de sa carrière, et les circonstances dans lesquelles elles se sont produites.
Sa première trouvaille, alors qu’il est tout juste trentenaire, est un ouvrage intitulé Le livre noir à l’usage des aveugles, composé à la fin du XVIIIe siècle sur fond d’une déconcertante histoire d’amour entre son auteur, Luc Délétan, et Clermonde, une jeune fille aveugle recluse en un couvent. Outre les efforts désespérés de Luc pour traduire « en noir » à l’intention des aveugles toutes les nuances de couleur et de lumière, et en particulier celles des « poèmes oxymoriques de La Renaissance où l’on parle à la fois de braises et de glaces, de flammes inextinguibles et de ténèbres sans fond », le récit met en scène une étonnante rencontre entre Luc Délétan en personne, en pleine quête extravagante, et Diderot à l’agonie dans sa chambre parisienne.
Le second livre excentrique apparaît dans la vie du narrateur deux ans après le début de la liaison torride qu’il noue et entretient pendant quelques années avec Zoé, une jeune femme passionnée par les livres et par l’érotisme, qui entreprend de développer, entraînant son amant dans ce projet surréaliste, dans un opus qu’elle nomme Eros sonore, un ensemble de textes, de calligrammes et d’idéogrammes censés procurer au lecteur qui les « embrasse » les mêmes sensations que les actes charnels les plus orgastiques.
Il découvre le troisième, Index librorum prohibitorum, en Espagne lors d’un échange de poste avec une professeure espagnole, dans de vieilles caisses de livres dont veut se débarrasser sa logeuse, laquelle consent à lui raconter ce qu’elle sait de cet index ayant appartenu à son défunt époux, lequel le tenait, par transmission générationnelle, d’un lointain ancêtre, auteur de l’ouvrage, dangereusement rédigé durant l’Inquisition. Histoire ténébreuse et troublante à souhait…
A l’âge de quarante ans, c’est dans une ferme reculée où il passe des vacances estivales qu’il tombe sur les bribes de l’œuvre poétique d’Eugénie Tayrac, l’aïeule du fermier, qui, amatrice dilettante des poètes du XIXe siècle, écrivait et déclamait en son temps à destination des oiseaux et des autres habitants des champs et des bois des Poèmes pour animaux. Il réussit, en questionnant patiemment son hôte, tout en nourrissant une passion brûlante bien que restée platonique pour une flamboyante adolescente rousse de la parentèle du logeur, qui se trouve là elle aussi en vacances, à reconstruire et transcrire la vie décalée d’Eugénie.
Douze ans plus tard, après un mariage, une paternité et un divorce, c’est à Florence où il mène quelques recherches sur des philosophes latins que le narrateur apprend, par Leonor, belle, mystérieuse et sensuelle conservatrice de livres rares, l’existence d’un manuscrit ayant pour titre Ode magnétique, trouvé dans un couvent, œuvre d’une certaine Costanza di Lastra, contemporaine et admiratrice de Dante. Grâce à Leonor le narrateur livre l’histoire passionnelle de Costanza, follement éprise du noble Pietro d’Altavilla, pour qui elle se met à composer des odes cabalistiques au prix d’un labeur fou, acharné, exclusif fondé sur le magnétisme de mystérieuses associations de graphèmes… Réussit-elle à se faire aimer ?
Bien plus tard, dans les cartons laissés par son fils lors d’un déménagement, c’est une Lettre à mes contents-pour-rien qui lui vient dans les mains, écrite par Alvaro, un anarchiste avec qui ledit fils a partagé quelque temps le squat et la marginalité, et qui est ébloui par la beauté de certains tableaux dissymétriques, dont, en premier lieu, le Portrait de Tommaso Imghirani peint par Raphaël. La vie douloureuse et révoltée d’Alvaro constitue le fil de ce récit, dans lequel s’inscrit la lutte obsessionnelle du personnage contre la culture envahissante de la symétrie dans l’architecture et les paysages artificiels modernes. Alvaro consacre alors ses jours et ses nuits à tenter de « sauver la dissymétrie, dont il se convainc qu’elle est la condition sine qua non de la construction d’esprits libres et non aliénés». A quoi aboutit ce combat déphasé ?
L’ultime révélation, qui se produit à l’occasion d’une conférence de philosophie en Chine, est celle du Livre de Zhi. Lors de la visite qu’il effectue sur les lieux du célèbre mausolée aux mille statues, le narrateur est pris de saisissement devant la sculpture presque occultée d’un homme portant… un livre. Par la bouche de son guide, il apprend alors que la statue immortalise Zhi, l’inventeur du premier livrerelié, dont la vie laborieuse, géniale et tragique est contée dans ce dernier récit.
Mystère, suspense, fantastique, galerie de destins extraordinaires, romantisme, poésie, suite de faits irréels habilement incrustés dans un roman au réalisme établi… On est parfois proche des univers de Poe. Le dessein de l’auteure, par la voix du narrateur, vieillard malade qui, de la fenêtre du bureau sur lequel il retrace sa vie, observe tout au long de son acte de (re)création une jeune fille à moitié nue qui évolue dans le cadre de la fenêtre d’en face, aboutit à un ensemble percutant, à l’écriture talentueuse et à la construction narrative absolument captivante.
Patryck Froissart
Née à Sète en 1984, Irène Gayraud est écrivaine, poétesse, traductrice et enseignante-chercheuse. En collaboration avec Christophe Mileschi, elle a publié une traduction des Chants Orphiques et autres poèmes de Dino Campana, aux éditions Points Poésie en 2016. Elle est membre de l’Outranspo (Ouvroir de translation potencial). Elle participe au comité éditorial de la revue bilingue (français-espagnol) FRACAS pour laquelle elle traduit des auteurs hispanophones contemporains. Elle est également membre du comité de rédaction de la revue de poésie contemporaine Place de la Sorbonne. Musicienne, elle travaille souvent en collaboration avec des compositeurs de musique contemporaine, comme poétesse récitante (Luis Codera Puzo, Helena Winkelman, Fernando Munizaga, Sergio Nuñez Meneses, Daniel Alvarado, Marta Gentilucci…). Elle est maîtresse de conférences en littérature comparée à Sorbonne Université.
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