Le Livre de la Pauvreté et de la Mort, Rainer Maria Rilke
Le Livre de la Pauvreté et de la Mort, 2016, trad. de l'allemand Jacques Legrand, 12 €
Ecrivain(s): Rainer Maria Rilke Edition: Arfuyen
Une poésie plastique
Il ne serait pas intéressant pour les lignes qui vont suivre de faire une analyse scientifique de ce texte de Rilke, car il existe une escorte critique parfois très ancienne et très documentée, et dès lors, il serait impossible de résumer une étude fournie dans le modeste propos qui est poursuivi ici. Il est peut-être meilleur de livrer, de faire état d’un sentiment personnel à l’égard de cet ouvrage. Simplement, il s’agirait de prendre dans l’appareil critique de l’œuvre de Rilke, les dates, et notamment les dates de la conception de ce Livre de la Pauvreté et de la Mort. Car il correspond à un jeune Rilke, à ce jeune poète qui rencontre ou va rencontrer Rodin, lequel l’influencera sans doute, tout comme l’impressionneront certainement les œuvres de Camille Claudel. Par ailleurs, c’est là aussi le poète qui va devenir celui des Elégies de Duino, œuvre apothéose, climax de l’auteur, pour qui cela sera à la fois l’accomplissement et la fin, même si ce trait de génie se poursuit dans Les Sonnets à Orphée, cette œuvre-testament.
On peut donc dire que la recherche poétique du célèbre auteur allemand est à ce point de maturation au moment de la rédaction du Livre de la Pauvreté, où s’offrent à lui une dimension plastique, une exploration, une quête de la forme, comme quelque chose de poreux et de perméable, notamment à la Bible ou peut-être à des figures de l’art plastique qu’il découvrira plus tard – et comme il était question de Camille Claudel, des reflets de L’Âge mûr par exemple. Et même si cela est un peu incohérent du point de vue chronologique, il y a sans doute un état d’esprit qui autorise ce rapprochement.
Plongeons-nous dans la langue du poète en recopiant ces belles strophes où le livre traite directement de la mort et de la pauvreté :
Ô toi qui sais, toi dont l’immense science
te vient de pauvreté, de trop de pauvreté :
fais qu’on ne chasse plus les pauvres
ni que le mépris les piétine.
Les autres sont comme déracinés ;
mais eux, enracinés comme une fleur,
embaument comme la mélisse
et leurs feuilles sont tendres et dentelées.
ou
Demande-lui alors d’attendre l’heure
où il enfantera la Mort, la souveraine :
solitaire et murmurante comme un parc,
comme quelqu’un qui au loin a mûri.
Cette poésie épouse la forme et la plastique d’une expression lyrique encore un peu exploratoire – car l’acmé de Rilke reste les Elégies –, labile, qui se constitue lentement telle une activité de recherche, donc qui n’est pas arrêtée à une figuration précise, mais va en elle-même chercher, explorer, divaguer parmi des figures tremblantes et belles, neuves et authentiques.
Et leur voix s’en vient de très loin,
elle est partie dès avant l’aube,
erra dans les grands bois des semaines durant,
elle a parlé en rêve avec Daniel,
a vu la mer et parle de la mer.
ou
Et leurs mains sont des mains de femmes
faites pour quelque maternité ;
joyeuses comme oiseaux qui bâtissent leur nid, –
chaudes en leur étreinte, calmes en leur confiance,
on peut les prendre comme un verre.
Cette lecture du Livre de la Pauvreté et de la Mort s’étaye des accents d’un temps historique, d’une esthétique qui n’est pas fossilisée dans une catégorie, d’un travail du type que l’on nomme un « work in progress », lequel aboutira aux œuvres de la fin de la courte vie de Rilke. C’est une sorte de pâte cireuse où s’impriment des images et des idées, qui reste en devenir mais qui assoit déjà une quête continue, dont l’effort se traduira par une écriture d’une importance sans précédent dans les lettres allemandes. Ce livre de la pauvreté relate donc une position intérieure du poète, et qui trouve encore aujourd’hui toute sa fraîcheur (dont la traduction actuelle vient corroborer cette impression d’une œuvre qui s’est construite, qui est en quelque sorte « devenue » elle-même par cercles concentriques). Et puis, cette œuvre possède une logique à part entière, et se donne au lecteur dans une sorte de ravissement – et n’est-ce pas là ce que le lecteur recherche après tout dans la poésie ?
Didier Ayres
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