Le Livre de la jungle, Rudyard Kipling en La Pléiade (par Yasmina Mahdi)
Le Livre de la jungle, Rudyard Kipling, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, septembre 2023, 944 pages, 60 €
Edition: La Pléiade Gallimard
Une cosmogonie anglo-indienne
Ce magnifique tirage spécial, illustré du Livre de la jungle de Rudyard Kipling (1865-1936. Prix Nobel de Littérature en 1907), est enrichi par de talentueuses illustrations de John Lockwood Kipling, le père de l’écrivain, et aussi par l’auteur du Livre de la jungle en personne, en plus d’un ensemble iconographique conçu par divers artistes, en lien avec les canons esthétiques de différentes époques s’étendant de 1903 à 1945.
Cette célèbre et merveilleuse saga commence par l’éducation du jeune Mowgli, traqué par Shere Khan, le tigre boiteux (un signe négatif : boiteux comme le diable), courant se réfugier dans la tanière d’une famille de loups. Tels Romulus et Rémus, Mowgli est allaité par Mère louve.
La famille loup et l’ensemble des habitants de la forêt obéissent à la « loi de la jungle », et à une hiérarchie des genres, graduée entre les carnivores nobles (la panthère, le python), les charognards (Tabaqui, le chacal, flagorneur, dédaigné, le corbeau mortifère), le crocodile (le ghaut, à la fois meurtrier, mangeur d’homme et fétiche du pays), etc. Il est donc interdit de tuer les humains, sous peine de terribles représailles de la part des Blancs et des Indiens – d’où la malédiction qui pèse sur Shere Khan, le tigre ! Le peuple loup a ses propres règles et sa société ressemble à celle des peuples autochtones, non dépourvue de cruauté. Cependant, les loups vont protéger le petit d’homme contre la férocité de Shere Khan, félidé pourchassé en Inde (et ici qui connaîtra une triste fin).
Nous découvrons plusieurs étapes de la vie de Mowgli, depuis l’innocence de l’enfance jusqu’aux rites initiatiques et un enseignement pédagogique de la nature, prodigués par Bagheera, la panthère noire au pelage couvert de rosée du matin, brillante comme des pierres de lune, l’ours Baloo, le serpent Kaa, en vue de l’apprentissage de la chasse et de la survie dans la sylve. L’avantage de Mowgli sur les animaux, c’est sa maîtrise du feu, appelé poétiquement la fleur rouge. Outre la théorie darwinienne de la capacité humaine à évoluer, se greffe le mythe de la caverne protectrice et hors d’elle, de l’accès à la connaissance. Le fantastique se mêle aux récits de l’homme-loup, de fait, Mowgli devenu lycanthrope. Les épisodes sont entrecoupés de chants, de poèmes rimés, de maximes. Chaque espèce a une fonction précise, de jour ou de nuit, en fonction de sa force et de sa capacité à prononcer des jugements.
Curieusement, l’animal le plus proche de l’homme, le singe, est ici dangereux et réprouvé. Ainsi, les bandar-log (les singes fous) seront rossés par les prédateurs rusés, le python, le fauve et le grizzli, amis et « frères » de Mowgli (celui-ci mis au rang d’une grenouille, petit quadrupède amphibien) – singes parias comme le sont les chiens à poil jaune…
Dans Le Livre de la jungle, avec la nouvelle Le Phoque blanc, il s’avère impossible pour un mâle de s’arroger une place sans se battre. La loi de la nature est genrée, les femelles se trouvent vouées à la reproduction et aux soins, mais restent plus charitables, plus altruistes… Dans cet univers imaginaire, tout est en mouvement, tourbillonnant, à la course, à la nage, en volant. Chez Kipling, les chiffres sont importants – la loi du nombre des espèces, le taxon de base de la systématique de la botanique et de la zoologie.
La mise en esclavage des éléphants, des équidés, des chameaux et des bovidés, l’extermination des phoques, toutes les exactions commises par l’homme signifient peut-être les crimes commis par l’occupant anglais (voire la révolte des Cipayes où la maharani Lakshmî Bâî, refusant de renoncer à son royaume, rassemble à Jhansi une armée de volontaires forte de 14.000 femmes, faisant améliorer les défenses de la ville attaquée par les Britanniques le 25 mars 1858).
Un autre aspect révélateur de Mowgli, le garçon-loup, c’est qu’il converse avec les animaux, tout comme Toomai le garçon-éléphant. Les deux jeunes gens sont doués de zoolinguisme, du pouvoir de communiquer avec eux. Rudyard Kipling poursuit une tradition de fabuliste et ce, depuis les Anciens, Marie de France, La Fontaine, Jean-Pierre Claris de Florian, Natsume Sōseki, Kafka, Colette, Jean Anouilh (pour ne citer qu’eux).
À l’instar de Kalila et Dimna, Le Livre de la jungle comprend plusieurs contes enchâssés. Le cadre religieux est potentiellement indéterminé, un mélange d’hindouisme, de polythéisme et de monothéisme coexiste avec le zoomorphisme, la monarchie de la Couronne et l’anglicanisme. Il règne un rapport de force entre « sauvages », « indigènes » (les colonisés) et le Sahib, le Blanc, l’Européen.
Kipling a créé une cosmogonie, dans laquelle un Paradis et sa chute ont engendré un état de guerre et de violence permanents dans lequel, comme pour Hobbes, l’animal est doué de sensibilité, d’affectivité, d’imagination, de prudence, mais subsistant au sein d’un état de nature qui est un état de « guerre de tous contre tous ». Situation constante dans Le Second livre de la jungle où sécheresse et famine sévissent, catastrophe qui déclenche de la solidarité entre espèces ennemies, mangeurs de chair (les musulmans ?) et les herbivores (les hindouistes ?), soumis aux mêmes lois et à l’appréhension d’une mort imminente. La malédiction s’abat sur la gent animale, préfigurant la Partition meurtrière des Indes, dont le chiffre d’environ 2 millions de morts est souvent avancé…
Cette extraordinaire saga anglo-indienne comporte aussi du rêve, des trouvailles de trésors précieux cachés au fond de la terre, gardés par un monstre redoutable, butin volé comme dans Les Mille et une nuits, accumulation d’orfèvrerie, d’or et d’argent, de bijoux rares ornés de pierres précieuses. Parfois critiqué comme capitaliste, impérialiste, Rudyard Kipling dénonce néanmoins l’origine malhonnête des richesses, la cupidité, la couardise, l’agressivité sans objet, le mal. De plus, il anticipe le 21ème siècle, qui donne droit au respect et à la justice envers les animaux.
Yasmina Mahdi
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