Le Journal d’un haricot, Olivier Hobé (par Olivier Verdun)
Le Journal d’un haricot, Olivier Hobé, Editions Apogée, 2011, 64 pages, 12 €
Edition: Apogée
« Je respire du Quentin, sa maladie me bouffe, m’envahit, je le sens, je le renifle, il n’a jamais été aussi proche de moi. On me regarde écrire. Dans un café, on se rend compte de la solitude des loutres. Il me semble être l’une d’elles ». Ainsi s’achève, dans une langue horizontale tendue comme la moire, tirée au cordeau, où presque rien ne dépasse, mais qui ne rompt jamais sa texture sensible, Le Journal d’un haricot qu’Olivier Hobé a tissé de notes prises au quotidien.
Un drôle de titre, qui pourrait, de prime abord, dérouter le lecteur friand de mises en bouche truculentes. On s’attend à parcourir un énième conte de la Collection Milan Jeunesse, mais sûrement pas le récit d’une loutre tentant de se tenir au plus près de celui qui, le plus souvent, est nommé par la lettre Q.
On devine que le haricot en question est une plante herbacée d’un genre peu amène, dont gousses et graines n’ont rien de comestible, qui creuse avidement, dans le dédale des entrailles, une galerie de tchernoziom, avec pics et à-pics :
« Sa douleur passe dans la mienne : il me faut vite l’apprivoiser avant de la lui rendre moins sauvage, comme apaisée, pur jus de fruit pressé entre mes mains », « Q. vient d’avoir 16 ans aujourd’hui…, je suis heureux d’être son père. Pensée légumineuse, jeux lumineux, jus de gueux ».
Ce haricot microscopique, alambiqué dans la chair de l’enfant, qui fait comme une « orange dans le ventre » ou une « boule en bois échappée de je ne sais quel bilboquet », et qui n’est pas sans rappeler le nénuphar dont Chloé tombe malade dans L’écume des jours, ne se dit qu’en creux, au détour des litotes, dans l’embrasure de la chambre d’hôpital ou du bloc opératoire, dans la trouée de soleils fuligineux où la narration confine parfois à la pose contemplative (« Il y a de l’espace pour quelque chose d’autre que soi ». « Le soleil perce un trou de son caveau, à travers les nuages, je me gratte le tibia droit, forcément »).
Rarement, comme si le simple fait d’appeler un chat à chat conférait une façon de familiarité indécente, le mal apparaît, cru, mot sanguinolent, lâché avec parcimonie, s’excusant presque d’être là, telle la morsure du chien desserrant sa proie, avec juste ce qu’il faut de saillie caustique et de détails anatomiques : « Le nul de Liverpool-Chelsea plombe nos pronostics. C’est la dernière veillée avant la seconde chimio. On vise, là également, le match nul : Q. résiste aux assauts du buteur fertile. Ses cellules, de fidèles supportrices, sorte de hooligans de la surrénale, doivent tomber une à une. Eric Cantona est convoqué dans la surface de la sonde, je le rassure il n’y a pas de grilles autour du système nerveux, tout pareil comme dans les stades anglais de football », « Suite aux traitements divers du cancer, on perd le goût des aliments puis on mâche de la matière diverse sans aucune sensation papillaire ».
Et quand l’angoisse est à son comble, à son zénith, celle d’un père qui voit son fils de seize ans s’enfoncer dans le marécage de la tumeur, il faut apprivoiser le drame, l’incertitude, au gré des lectures, des embruns, des hôpitaux, des impressions sensibles glanées ici ou là – à la terrasse des Ajoncs d’or (Pont-Aven), au café de l’Océan (Brest), aux halles de Quimper, au « jardin des amours mauves », dans cette topographie typiquement bretonne où le poète, citant Sagan, laisse pénétrer « Un peu de soleil dans l’eau froide ».
Curieux de tout ce qui se murmure à la jointure des mots, des blagues de comptoir, des habitudes, ne se résignant jamais au noir sidéral des cernes (« On peut avancer que tout est biologique, qu’on est rattrapé par ses trous, par des horizons vides de sens »), Olivier Hobé scrute l’envers du décor, là où la maladie a force de loi, quand on se demande quel effet ça fait d’être soi.
Au fil des « mois noirs », mais sans jamais perdre « l’envie de faire la révolution », ni celle de suivre le « canal mauve » qui « fouille son désir d’être canal », on se retrouve soudain, hagard, à déambuler dans un album d’Hubert-Félix Thiéfaine, Dernières balises avant mutation, par exemple, ou dans Lost Highway de David Lynch : « Certaines infirmières promènent à leur bras un panier de perfusions sans blessés au bout, et ce, jusque dans la cour », tandis que « certains malades poussent le vice jusqu’à visiter d’autres malades » et que la banalité oppressante de la vie finit par se matérialiser sur la page : « “Tu m’enlèves les cheveux”, me disait Q. l’autre jour, alors que je lui caressais la tête ».
On se dit, en refermant ces pages qui fleurent la tourbe ravagée par les morsures océanes, où la beauté, jamais amère, s’arrange toujours pour darder au travers des abysses, on se dit qu’il y a bel et bien de « l’espace pour quelque chose d’autre que soi ». Rien, finalement, ne sera dit de la mort. Ce qui, pour un journal d’un haricot, est un peu fort de café.
Olivier Verdun
Poète, Olivier Hobé est né à Nantes en 1966 et vit actuellement à Quimper. Rédacteur en chef, de 1996 à 2001, de la revue Quimper est Poésie, co-fondateur, en 2007, avec Patrick Le Bris, de la revue de poésie contemporaine Trémalo, Olivier Hobé a publié Autrement semblable (1992, éditions Q. est P.), D’hum…à lire (1993), A présent dans l’œuf (1996, Atelier de Villemorge, linogravures de Jacky Essirard), Carène (1999, éditions Blanc Silex, dessin stylo à billes de Jean Tirilly), Quelques phases critiques d’une géographie à bout de souffle (2002, éditions Gros Textes, dessins de Gil Refloc’h), En pièces (2004, éditions Le Chat qui tousse). Il a participé au recueil collectif Arée sur images (1995, éditions Q. est P.), ainsi qu’à l’exposition collective « Jeunes poètes de Bretagne » (Rennes, 2000).
- Vu : 828