Le Jardin de derrière (8) - Où les enfants arrivent à la maison
À 10 heures, Georges prit la voiture pour aller chercher Pierre et Louise à la gare. Ils passaient tous deux par ce qu’avec leur mère Georges appelait une crise d’adolescence raisonnable. Louise, à 13 ans, ne se séparait pas depuis le mois d’avril de ses lunettes de soleil à gros verres de mouche qui, posées sur sa tête, retenaient en arrière ses cheveux châtains égayés d’une mèche bleue. Elle portait ce jour-là un débardeur gris laissant apparaître les bretelles de son soutien-gorge fluo. Son slim bleu foncé accentuait la rondeur de ses cuisses dont son frère adorait se moquer. Elle arborait des converses beiges signées au marqueur par ses copines, qui lui faisaient les pieds légèrement en canard. On l’entendait venir de loin grâce à la quincaillerie qu’elle portait au cou et aux poignets. Son frère, la mèche longue, devant l’œil, affectait le style rocker, tee-shirt déchiré, troué çà et là de façon suspecte, décoré à la bombe d’un grand A, jean usé flottant aux hanches, heureusement retenu par une ceinture de cuir. Il portait au doigt une grosse bague en argent terni, et aux pieds des converses noires flambant neuves qui accentuaient l’allongement démesuré de ses pieds.
Ils avaient bien sûr tous deux les écouteurs vissés sur les oreilles, le iPod dans la poche et l’air revêche des adolescents qu’on a forcés à se lever tôt un jour férié. Ils marmonnèrent « salut papa », lui effleurèrent la joue d’une bise et s’engouffrèrent à l’arrière de la voiture après avoir balancé leurs sacs à dos dans le coffre. Tassés sur la banquette, les pieds appuyés sur les sièges avant, ils regardaient distraitement le paysage, le visage presque entièrement voilé par leurs cheveux. Blasé, Georges leur posa quelques questions anodines, sans conviction, mais ils ne décrochèrent pas un mot jusqu’à la maison où ils déclarèrent, dès la voiture arrêtée :
– J’ai faim.
– J’espère que t’as pas touché à ma chambre.
Pendant que Pierre se précipitait sur le frigo, Georges suivit Louise jusqu’à sa chambre, à l’étage, où elle lui expliqua en détail ce qu’il devait y faire et ce qu’il ne devait pas y faire, sous aucun prétexte. Georges n’essaya pas d’en retenir la moitié, et lui demanda de tout mettre par écrit. Sa fille poussa un soupir de martyr et voulut aller tout de suite chez Habitat, parce qu’elle les connaissait, ils allaient tout prendre chez Confo – et ce n’est pas parce qu’on habite en province qu’il faut se meubler au rabais, ajouta-t-elle. Georges souligna cet aphorisme par un silence, puis rappela à Louise que les magasins étaient fermés, puisque c’était le jeudi de l’Ascension.
– À Paris, ce serait ouvert, répliqua-t-elle.
Georges ne releva pas. Pierre surgit tout à coup, criant depuis le palier : « T’as même pas de grille-pain ! » Georges rectifia : « Nous n’avons pas de grille-pain. Nous n’avons pas encore de grille-pain. Mais le pain est consommable tel quel, sais-tu ? » Pierre leva les yeux au ciel, et redescendit les marches d’un pas pesant. Louise, impatientée d’avoir été interrompue, reprit d’une voix qui commençait à partir dans les aigus : « Tu ne te rends pas compte. Ce n’est pas habitable ici. Je n’ose même pas sortir mes affaires, j’aurais trop peur qu’elles moisient ». Georges faillit rectifier, renonça, quitta la chambre, descendit, et sortit sur le balcon. Il contempla le panorama qui se déployait devant lui. Il baissa les yeux vers le pré, où il pouvait voir la tranchée qu’il avait creusée. Le voisin, à côté, nourrissait ses poules.
Il descendit l’escalier extérieur, traversa la cour, traversa la route, entra dans le pré. Le voisin l’interpella : « C’est vous qu’avez fait ça ?
– Faut croire.
– Vous cherchez quoi ? Du pétrole ?
– P’tre-bien ».
Le voisin se mit à rire, se tapa sur la cuisse : « Sacré Parisien », s’exclama-t-il. Georges se rapprocha de la haie. Il le regarda lancer le grain aux poules. Il demanda : « C’est rentable ?
– Les poules ? Oh, ça met du beurre dans les épinards. Et puis les œufs, c’est appréciable. Le matin hein, un petit œuf tout chaud du cul de la poule ! Et puis, faut dire, les poules, je les aime bien. C’est gai. C’est pas contrariant. Mais ça chie, qu’est-ce que ça chie !
– À une époque, on donnait ça en dot aux filles, dit Georges.
– Quoi, la fiente ?
– C’est de l’engrais. Ça nourrissait les champs.
– En France ? Vous déconnez.
– Je vous assure.
Le voisin s’esclaffa et se donna une claque sur le genou : « Ben dites voir, si mon beau-père m’avait donné ça le jour des noces ! Je vois d’ici le tableau : le vieux qui débarque avec le camion et qui me décharge la merde de poule sur le pas de la porte. J’en aurais tiré une drôle de gueule. Mais l’un dans l’autre, j’aurais su quoi en faire, faut reconnaître.
– Vous avez des champs ?
– Non, mais pour le potager. Et puis j’en aurais vendu au petit jeune avec ses idées d’agriculture traditionnelle. J’aurais pas à chercher loin une idée de cadeau pour son mariage, à celui-là.
Il se tapa à nouveau sur le genou.
– Louis, c’est ça ? C’est le jeune dont vous parlez ? demanda Georges.
– Ben dites donc, vous connaissez déjà le village sur le bout des doigts.
Georges haussa les épaules et prit un air modeste.
– Hé, c’est que j’ai vu les jeunes de l’Association trifouiller dans votre grange, l’autre jour. C’est donc ça. Et vous l’avez déjà rencontré ? Parce que c’est un sacré numéro dans le genre…
Georges tarda un peu à répondre et le voisin reprit : « Y a pas de problème, hein, même si… Mais j’y pense… Vous ne seriez pas en fait un copain de Louis, qui vous aurait comme ça envoyé les jeunes pour le coup de main ? Je ne m’en serais pas douté, tenez à vous voir comme ça. Faut dire que vous n’avez pas le style ». Le voisin semblait redevenu circonspect, et grommelait entre ses dents : « Qu’est-ce que vous venez foutre dans le coin, déjà, vous m’avez dit ? C’est sérieux votre histoire de poules ? Parce qu’il ne faudrait pas voir à me… »
Georges tâcha d’expliquer. Non il ne connaissait pas Louis. Oui, les jeunes donnaient un coup de main, mais ils étaient venus d’eux-mêmes. Ce n’était pas difficile de savoir que quelqu’un venait de s’installer au village. Ils avaient saisi l’occasion de récupérer un peu de matériel et de se faire un peu d’argent. Oui, il s’installait vraiment ici, et à vrai dire, les poules, non ça n’était pas vraiment sérieux. En tout cas pour le moment. Il y pensait, voilà tout.
Le voisin hochait la tête d’un air entendu. « Ça on peut dire qu’ils aiment rendre service, les jeunes de l’Association. Mais je vais vous dire, mes enfants, je n’aimerais pas qu’ils traînent avec eux. Je me comprends. Vous avez des enfants ? »
Georges acquiesça, ajoutant qu’ils étaient là pour le week-end, et qu’il ne voyait pas le mal qu’il pouvait y avoir à jouer au baby-foot et à faire du camping.
– Ouais. Vous m’ôterez pas de la tête qu’ils ont de drôles d’idées.
Georges eut du mal à tirer du voisin quelque chose de plus clair. Il comprit juste que ces jeunes étaient pour la plupart assez religieux tandis que le voisin était une sorte de vieil anar de la campagne qui n’aimait pas trop les curés. Le voisin finit par retourner à ses poules, non sans quelques coups d’œil supplémentaires à la tranchée creusée par Georges, et Georges retourna à la maison préparer le déjeuner.
Il se contenta de cuire des pâtes, qu’il agrémenta de tomates cerises et de dés de jambon. Il ajouta une bonne dose d’huile d’olive, une salade verte, et sortit l’époisse du garde-manger malgré la mine dégoûtée de Louise. Pendant le déjeuner, ses enfants se montrèrent un peu plus loquaces, firent quelques projets pour l’utilisation de la grange sans presque se disputer, et Georges se risqua à évoquer les jeunes « très sympas » venus l’aider, puis à parler de l’Association. Avec honnêteté, il souligna que ça avait l’air d’une association chrétienne. Après tout, Pierre et Louise étaient baptisés, ils allaient à la messe à Noël et Pierre avait été quelques mois louveteau vers sa huitième année.
Georges s’attendait à une salve de remarques sarcastiques, mais Pierre et Louise restèrent plutôt indifférents à son petit discours. Aussitôt après le repas, Louise monta dans sa chambre écouter de la musique, et Pierre alla inspecter la grange.
Georges le rejoignit. L’adolescent rayonnait : c’était vraiment trop bien pour son groupe. Georges acquiesça. Il était d’accord pour insonoriser une partie de la grange, afin de limiter les dégâts, par exemple au fond sous le grenier à foin. Il y aurait encore largement la place pour garer la voiture et ranger les outils à droite, de l’autre côté du mur en parpaings qui séparait la grange en deux, et renforçait les vieilles poutres qui soutenaient le plancher du grenier. Ce serait bien sûr à condition que Pierre l’aide. Pierre était enthousiaste, et voulait s’y mettre dès le lendemain. Georges eut du mal à lui faire comprendre qu’il y avait d’autres priorités en matière de travaux, par exemple rendre la maisonhabitable, comme disait sa sœur. In petto, il était heureux de la réaction de son fils, qui lui semblait justifier en partie l’attachement irraisonné qu’il avait développé en si peu de temps pour cette propriété mal fichue à l’inconfort objectif. Il était d’ailleurs tout à fait résolu à ce moment à y remédier au plus tôt pour faire entrer à leur tour sa femme et sa fille dans ses vues.
En milieu d’après-midi, l’ennui venant, Pierre et Louise décidèrent d’aller se promener dans le village pendant que leur père repeignait le couloir. Dans les rues en pente, Pierre faisait rouler les cailloux sous ses semelles et tentait vainement de shooter dedans. Louise n’avait pas quitté ses écouteurs et agitait fébrilement la tête en rythme, en suivant distraitement le monologue de son frère. Il parlait abondamment de son groupe, qu’il allait faire venir dès juillet, pour un mois de répét’, ils enregistreraient une démo et à la rentrée, ils tourneraient dans les bars. Louise ricana un coup. Pierre affecta de ne pas y prêter attention. Alors Louise, enlevant ses écouteurs : « Les parents ne voudront jamais ».
– Je suis sûr que si.
– Un mois dans la grange ? À loger et nourrir tes trois potes ? Ils vont dormir où ? On n’a même pas de chambres correctes pour nous.
– On prendra des sacs de couchage. On dormira dans le grenier à foin.
– Pas question ! Ça, ce sera mon espace. Papa me l’a promis.
– T’as intérêt à le lui rappeler vite fait alors… Et qu’est-ce que tu y feras pendant qu’on répètera ?
– C’est mes affaires.
– Tu passeras ta journée à mater Nono, c’est ça ?
Nono était le guitariste, Noé.
– N’importe quoi ! Et arrête de l’appeler Nono, tu sais qu’il déteste ça.
– Il n’est pas là que je sache.
Silence boudeur de Louise. Le groupe de Pierre était composé de trois musiciens : le chanteur, Jonathan (dit Jojo), le batteur, Pierre (Pierrot), et le guitariste Noé, dit Nono, ce qu’il détestait en effet. Le groupe s’appelait les Empty Heads, et jouait selon leurs dires un rock classe à l’anglo-saxonne. La batterie y était très mise en avant, l’unique guitare jouait des mélodies dépouillées et Jojo susurrait là-dessus des paroles volontairement ineptes sur un ton un peu faux. Les Empty Heads était cependant dans une phase de doute. Pierre cherchait un bassiste, et était tenté aussi en secret de recruter sa sœur, qui ne chantait pas trop mal et dont le timbre un peu perçant donnerait l’acidité nécessaire à la voix douce de Jojo – Louise, en secret également, ne rêvait bien sûr que de ça. Mais Louise était sa sœur, elle avait 13 ans, il ne pouvait pas imaginer l’avoir dans les jambes à chaque répét. En plus de ça, il avait peur que Jojo ne les lâche : il renâclait de plus en plus à venir aux répétitions, arguant qu’il avait trop de travail pour le lycée, que lui passait en première S, que ça n’était pas de la rigolade, et que de toute façon, puisqu’on lui demandait de chanter faux, moins il travaillait la voix, mieux c’était. Si Jojo partait et que Louise restait la seule chanteuse, ça serait juste impossible. Inimaginable. Inenvisageable.
Il reprit sur un ton acerbe : « De toute façon, le plancher ne tiendra jamais sous ton poids… »
Elle remit ses écouteurs, augmenta ostensiblement le volume.
– Et puis on plantera la tente dans le pré. On se fera la tambouille. Je ne vois pas ce que les parents pourraient y redire.
– J’entends pas, indiqua Louise en désignant ses oreilles.
– Toi, on te mettra dans le bunker, le truc dans la cour de derrière. Ça sera parfait pour toi. Tu pourras passer ta vie dans la baignoire, et dormir dans le congélo, ça préservera ton teint de vampire. Il y aura assez de place pour tous tes amis imaginaires, et puis tu pourrais y mettre tes affreux posters sans agresser la vue de tes contemporains.
Louise explosa : « Toi et ta musique de merde !! », et elle partit à grandes enjambées. Pierre s’en voulut un peu, et puis il fut vexé. Sans se l’avouer, il tenait à l’opinion de sa sœur, et il avait peur qu’elle ne soit sincère. Il accéléra le pas à son tour et la rejoignit devant la mairie. Ils firent le tour du bâtiment en affectant de s’ignorer, s’arrêtèrent dans un petit parking ombragé de tilleuls, entouré d’une barrière en béton. Louise s’assit sur la barrière, balançant les jambes. Pierre s’y appuya un peu plus loin. De là, ils voyaient l’arrière de la mairie. Le long du mur, un utilitaire blanc était garé avec un panneau posé par terre : Aidez la jeunesse villageoise avec vos vieux meubles. Vide-grenier le 12 juin à Blazy, aux bénéfices de l’Association. Une porte vitrée était entrouverte dans le bâtiment. Pierre abandonna soudain la barrière, traversa le parking à grands pas et franchit la porte. Louise ôta ses écouteurs. Elle distinguait vaguement les cheveux et les épaules de Pierre à travers la vitre. Elle sauta sur le sol, regarda autour d’elle et s’approcha lentement, en traînant les pieds. Pierre avait disparu à l’intérieur. Louise se décida, franchit la porte vitrée, et quelques instants plus tard elle regardait derrière l’épaule de son frère le local de l’Association, les tables et les chaises, les vieux fauteuils, le petit frigo qui ronflait comme un moteur diesel. D’un œil curieux, ils détaillèrent les affiches. Certaines, dessinées à la main, avaient un petit ton altermondialiste : consommez local, respectez nos forêts. D’autres invitaient à des célébrations religieuses, veillée pascale, JMJ, retraite annuelle de l’aumônerie, ou à des événements locaux comme la fête des vendanges. D’autres encore représentaient des chanteurs. Il y avait des affiches de films, certaines que Pierre et Louise avaient punaisées dans leur chambre parisienne. Ils s’avancèrent un peu. Une grosse voix les interpella.
– Où est-ce que vous vous croyez, tous les deux ?
Assis sur un canapé bas que le frigo et une sorte de meuble de rangement dissimulaient à moitié, c’était Louis en personne. Il se leva sans hâte, traversa la pièce, s’assit sur une table en face de Pierre et Louise. Un autre jeune homme, la vingtaine également, resta assis dans le canapé, sans parler, l’air neutre.
Louis avait les yeux bleus, le cheveu ras, la carrure massive, mais les muscles secs, allongés.
– Qu’est-ce que vous venez faire là ?
Pierre se lança, l’œil frondeur : « C’est une association, non ? Pour les jeunes ? On est jeunes. Alors…
– Qui êtes-vous ? Le ton de Louis était à la fois sec et détaché. Ce fut Louise qui répondit.
– Louise Langlois. Pierre est mon frère.
– Ah ». La voix prit plus de douceur. « Vous êtes les enfants du Parisien. Kevin et Julien m’ont parlé de vous. Vous êtes peut-être un peu jeunes pour l’Association, vous ne croyez pas ?
– Qu’est-ce qui vous dit qu’on a envie d’en faire partie, de votre Association ! s’exclama Pierre, enfantinement vexé.
Louis eut un regard éloquent. Pierre se troubla. Louis reprit, sur un ton paternel : « Il y a pas mal d’autres adolescents dans le village. Les enfants Martineau, par exemple.
– On trouvera bien à s’occuper tout seuls ! Je ne sais même pas si avec mon groupe on trouvera le temps de descendre au village.
– Tu as un groupe ? Quel style jouez-vous ? » Louis continuait sur le même ton, imperturbable.
– Du rock.
– Formidable. Il faudra que tu rencontres Julien. C’est un très bon guitariste Je crois qu’il aime le rock.
– J’ai déjà un guitariste.
– Jeanne chante très bien. Je pourrais te la présenter également.
– Ma sœur chante très bien.
– Vous pourrez jouer quelque chose pour le 14 juillet. Il y a toujours un bal au village.
– M’étonnerait que…
– On en reparlera ». Louis souriait. « Je parlerai de toi à Julien, sans faute ».
D’un geste souverain, il les congédia.
En rentrant, Pierre, furieux, raconta toute la scène à son père qui buvait son thé en parcourant le journal. Pierre l’accusa de raconter toute sa vie au premier venu. Georges écouta, s’excusa, s’amusa intérieurement de la virile assurance de Louis, et fut intrigué. Il demanda à Louise :
– Qu’est-ce que tu en as pensé, de notre jeune fermier ?
– Je l’ai trouvé très beau.
Ivanne Rialland
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