Le Japon en guerre, 1931-1945, Haruko Taya Cook & F. Cook
Le Japon en guerre, 1931-1945, 2015, 556 pages, 22 €
Ecrivain(s): Haruko Taya Cook & F. Cook Edition: Editions de FalloisEn 1992, deux universitaires américains, Haruko Taya et Theodore F. Cook publiaient en langue anglaise leur livre co-écrit et intitulé : Japan at War. On Oral History. Grâce aux éditions de Fallois, une récente et limpide version de cet ouvrage traduit dans notre langue par Danièle Mazingarbe nous ouvre cette fois son contenu. Le Japon en guerre/1931-1945 retient le titre français de ce volumineux rapport. Il déroule une remarquable et complémentaire revue de témoignages inédits, récoltés séparément auprès de rescapés du Japon impérialiste brisé à Hiroshima et Nagasaki. Ceux dont la parole est ici consignée avaient été acteurs ou témoins avisés de situations différemment rencontrées durant la guerre menée par leur pays pendant le second quart du XXe siècle, initialement en Chine, par la suite à travers un vaste secteur géographique, notamment celui de l’océan Pacifique face aux Etats-Unis.
L’originalité de cette compilation de déclarations rapportant des situations connues sur des lieux dispersés, tant depuis le début de la période que parmi le réseau bientôt très étiré de ce théâtre d’agitation internationale, réside avant tout dans le regard rétrospectif des interviewés sur ce qu’ils auront vu ou vécu, cinquante ans après. Ils sont des hommes ou femmes qui livrent ainsi généralement pour la première fois (avant 1992) leurs émotions conservées de ces épisodes auxquels ils avaient participé ou dont ils eurent au plus près connaissance.
Certains rapporteurs expriment à travers leur récit, leur désarroi, leur culpabilité et aussi leur repentance, quand d’autres se replient dans une légitimité nationaliste ou situationniste indignée. Tous, mais sans autre choix et en ravalant quelquefois une débordante fierté, se seront finalement vus contraints d’adopter la forme ambigüe de capitulation proclamée par Hirohito, l’empereur dont ils avaient aussi entendu pour la première fois le son de la voix au mois d’août 1945, lorsqu’il annonça la défaite.
En respectant la chronologie progressive des évènements qui auront fait vibrer l’Asie orientale pendant presque quinze années, depuis la Manchourie colonisée au nord jusqu’aux latitudes indonésiennes vers le sud, le regard additif des situations décrites dans ce document révèle tout d’abord avec netteté le lien qui les fédéra unanimement : le Japon impérial, expansionniste et totalitaire du XXe siècle, qui n’hésita bientôt plus à recourir au déploiement militaire pour appuyer ses intérêts économiques et développer son ardeur hégémonique. A la portée de tous les lecteurs, grâce à une retranscription claire et palpitante, certains récits retraçant ces épisodes n’en explorent pas moins des évocations très explicites de violences. L’un des enseignements de cette parfois assez cruelle et cinglante revue de témoignages mis bout à bout retient qu’au même instant Hitler et son Reich persécuteur n’auront pas détenu à l’échelle mondiale un record unique et incontesté dans le déchaînement monstrueux de l’ignominie barbare. Avec la consonance d’un bien triste et coïncident rappel d’iniquités, le nom étrange de Shōwa (dont la traduction littérale rapporte l’expression de « paix rayonnante ») désignait de ce temps l’empereur Hirohito lui-même, dans sa responsabilité de chef suprême de l’Etat japonais. Lors de l’invasion chinoise des années trente, ce « dieu vivant » du Pays du soleil levant (dont, à la face du monde, le rayonnement resterait surtout nucléaire et apocalyptique) approuvait ainsi (en 1937) une directive suspendant l’application des conventions internationales sur les droits des prisonniers de guerre. Derrière cette disposition méprisante du droit international se multiplièrent sitôt les pires atrocités commises par ses hommes de troupes sur des populations civiles soudain contraintes un peu partout aux plus âpres règles de l’asservissement colonial, bien entendu avec tout ce que cela induisait de sévices infligés aux récalcitrants tout autant qu’aux gens dociles à l’invasion. Dans cet édifiant contexte, ne se voyaient bientôt admis au rang des officiers militaires de « sa majesté » que les jeunes aspirants capables de dominer leurs réservations morales ou sensibles durant certains tests d’aptitude ou de compétence sitôt expérimentés : Tanaka s’est tourné vers nous et nous a regardés bien en face l’un après l’autre. « C’est ainsi qu’on coupe une tête », a-t-il dit, en sortant son sabre militaire de son fourreau. Il a pris de l’eau, il a levé son sabre en formant un grand arc. Debout derrière le prisonnier, Tanaka s’est mis en équilibre, jambes écartées, et a décapité l’homme en poussant un cri, « Yo ! ». La tête a volé à plus d’un mètre, du sang a jailli de deux endroits du corps et aspergé le trou… (p.48).
Depuis la proclamation de l’Etat du Mandchoukouo sous contrôle japonais dès 1932, à partir du massacre de Nankin plus au sud de la Chine (fin 1937-début 1938), en passant par les péripéties traversées après cela par de nombreux témoins – non seulement japonais mais également coréens, soit dans la vie quotidienne civile soit à l’intérieur de structures spécifiquement militaires –, jusqu’au déploiement nippon encore en action à la veille des bombardements nucléaires de 1945, s’étalent ainsi ces déclarations permettant au final à ce livre, avec une réelle force de recoupements investigateurs, sa couverture exhaustive des faits survenus aux antipodes de l’Europe durant toute la période contenue avant le terme de la seconde guerre mondiale. Les extraits les plus hallucinants reviendront sans nul doute à ces descriptifs d’atrocités commises, non seulement par un corps militaire entraîné à faire sienne des pratiques sanglantes et meurtrières sans état d’âme, également par certains responsables civils qui, à l’instar du bactériologiste Ischii Shiro faisant des prisonniers de guerre au sein de l’unité 731 ses cobayes humains, expérimentèrent ainsi le supplice et le crime en série sans laisser apercevoir la plus petite réserve de conscience. Comme un bouquet final jeté sur le lot de ces effroyables méfaits et dans son apparence de justice immanente, le très célèbre feu nucléaire lancé sur Hiroshima et Nagasaki occulte cependant encore les insoutenables souffrances endurées par un peuple – qui aura été certes peu regardant du prix qu’imposait sa fierté collective arrogante et destructrice –, mais dans sa majorité souvent innocent des grands crimes imputables à ses dirigeants politiques et militaires fanatiques. Ainsi le ravage humain causé par la pluie des bombes incendiaires déversées sur Tokyo le 10 mars 1945 et faisant 300.000 victimes directes (plus qu’Hiroshima et Nagasaki réunis /deux fois Dresde) reste-t-il toujours maintenant et curieusement un événement peu publié dans le bilan général et désastreux du conflit. Autour de ce fait notamment, la somme de révélations du présent livre sera l’occasion de mesurer combien, un pays qui se déclara la cible d’une agression lâche et humiliante au temps de Pearl Harbour (7 déc. 1941), ne se réfréna guère ensuite et à son tour d’infliger à un peuple déjà victime de sa réduction à une forme authentique d’esclavage moderne, la vengeance aveugle et foudroyante d’une extermination massive, le cynisme de sa vindicte ensuite attisée jusqu’à réduire aux plus monstrueuses souffrances physiques un large collectif humain soumis à la torture nucléaire subite et durablement dévastatrice.
On le sait aujourd’hui, la débâcle japonaise, calamiteuse et progressive à partir du milieu de la guerre (juin 1942 et Midway), inspira pourtant aux plus insensés militaires et politiques de ce pays une politique « jusqu’au-boutiste » qui s’avéra tout aussi désastreuse dans sa nature que pour l’ensemble des résultats obtenus. Le Premier ministre Tojo et quelques hauts gradés du commandement militaire paieraient ainsi plus tard ce prix au bout de la corde et suite au procès de Tokyo (1946) qui les déclara coupables. A travers les exposés de certains survivants des forces dites spéciales, conçues par les armées impériales dans ces circonstances de lutte sans espoir face à un ennemi devenu invincible, se lisent particulièrement ces marques de déraison et d’incurie. Précieux s’affichent alors, pour entrevoir ces résolutions iniques, le témoignage de ce pilote de torpilles dites « Kaiten » sorti de là par miracle ou encore le récit de ce kamikaze qui, jamais au-dessus de l’océan et dans son avion à court de carburant, ne détecta finalement sa cible marine…
Comme c’est souvent le cas lorsque la justice inculpe des auteurs de méfaits graves et devant après cela rendre compte de leurs exactions, un discours défensif des accusés japonais de la fin de guerre retient formidablement quelques séquences de cet ouvrage, en lequel certains se libèrent ou se défaussent de leur éminente responsabilité dans des crimes odieux, soit par un report direct de celle-ci sur des supérieurs civils ou militaires, soit en revenant au cadre général imposé dans ces circonstances. Non sans stupeur découvre-t-on ainsi que des proches de leur famille estimaient comme valeurs essentielles les qualités humaines de certains qui se seront révélés particulièrement sévères ou même ignobles dans le traitement infligé à des gens du commun ou à des prisonniers. Un subordonné de Fujii lui avait dit avoir été impressionné par le fait que Fujii ne dégainait jamais son épée. Il n’avait pas de fusil, seulement un bâton de commandant. Je ne crois pas qu’il ait jamais coupé la tête de qui que ce soit. [] Les supérieurs de Fujji avaient insisté à leur procès, en disant qu’ils n’avaient jamais donné d’ordres (p.482-483). Ce que permet alors de comprendre le témoignage défensif et assez peu objectif de la veuve d’un pendu en 1947 reste que son mari, Fujii, avait été le commanditaire de l’exécution de plus de deux mille résidents de l’île de Panay, en représailles à leur permanente rébellion au régime japonais…
Dans le chapitre d’introduction à leur livre, les deux auteurs suggèrent avec une objective part de regret que soient restés peu disposés à un mea culpa franc et définitif ces Japonais de près ou de loin contributeurs de la guerre et des exactions répandues à travers le monde oriental au milieu du siècle dernier. Pour beaucoup de ceux que nous avons interviewés au cours de notre travail, la guerre leur était « arrivée » comme un cataclysme naturel, et elle n’avait été nullement « faite » par eux (p.15). En considérant la main-basse rapidement opérée par le militaire, contrôlant bientôt dans son ensemble la société nipponne au second quart du XXe siècle, avec tout ce que cela imposait comme restrictions de libertés en allant même jusqu’aux délimitations strictes de la pensée, comment pourrait-on effectivement tenir pour ferme responsable de guerre le corps social du Japon d’alors tout entier ?
A l’instant où nous parvient la traduction française de ce précieux document, paraît dans le même temps un formidable numéro du magazine L’Histoire (N°413-414/juillet-août 2015) spécialement consacré au Japon dans le même contexte. Grâce aux appréciations couchées par les spécialistes et historiens les plus avisés de ces déroulements, un éclairage corroborant mâtine ainsi calmement notre soleil levant de connaissances et d’informations sur ce sujet rendu brûlant par effet de commémoration. Un livre des plus poignants malgré l’âpreté et la cruauté de ses révélations mais, face à l’histoire universelle des hommes, sûrement un outil essentiel pour vérifier la déplorable persistance de l’équation « homo homini lupus est » ? A l’Est, rien de nouveau… si ce n’est hier encore ce genre de sinistre récurrence !
Vincent Robin
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