Le Iench, Eva Doumbia (par Marie du Crest)
Le Iench, Eva Doumbia, septembre 2020, 80 pages, 12,50 €
Edition: Actes Sud/PapiersLe Iench (le chien en verlan) résonne comme un écho tragique à la question de « la vie noire » dans nos sociétés contemporaines, et plus particulièrement en France. Texte d’actualité brûlante écrit avant le meurtre de George Floyd, à Minneapolis, par un policier blanc, ou évocation mémorielle dans des interludes, au fil des années depuis 2005, des victimes des violences policières. Le théâtre s’était déjà saisi de cette matière de la confrontation, entre police et gamins, jeunes hommes aux origines lointaines, dans les banlieues. On se souvient de la très belle pièce de Michel Simonot, Delta Charlie Delta, paru aux Editions Espaces 34, en 2016, retraçant les émeutes urbaines de 2005 à Clichy-sous-Bois et la mort de Zyed et de Bouna, électrocutés, alors qu’ils avaient trouvé refuge dans un transformateur EDF pour échapper à leurs poursuivants.
Pièce tragique encore dans son architecture : prologue et épilogue, chœur proclamant les Malheurs, la liste sans fin des victimes (Qui sera le prochain ?) et découpage en actes classiques. Les personnages n’échappent pas à leur destin, tel le jeune Drissa qui malgré sa volonté et celle de sa famille de se fondre dans le mode de vie des français moyens (petite maison, obtention du permis, scolarité standard et propriété d’un chien), ne pourra que se révolter jusqu’à l’incendie final d’un centre commercial. Être « un mec normal » est impossible.
Les personnages noirs au centre de la pièce sont d’abord des exilés. La famille de Drissa composée de son père et de sa mère, Issouf et Maryama, de sa sœur jumelle Ramata, et de son petit frère, Seydouba, viennent du Mali. Ils ont gardé de leurs origines maliennes des expressions en bambara. Le rêve du père est la construction de sa maison, quelque part en Normandie. Drissa a un ami noir comme lui mais à la trajectoire différente : Mandela est un garçon né en Haïti et adopté par des Français. Enfin Faustin, le videur de boîte de nuit, compose un entre-deux : il est le noir, au service des blancs, qui exclut ses frères.
La pièce est d’une certaine manière un récit de vies : les actes se succèdent selon la chronologie des parcours des uns et des autres (enfances à l’acte 1 ; aujourd’hui à l’acte 2, la fac à l’acte 3). Le second copain de Drissa, Karim d’origine marocaine, complète cette humanité coupée de ses racines. Ils sont tous à un moment ou un autre en prise avec cet environnement social qui leur est hostile. Ramata se rase les cheveux « pour ne plus avoir de cheveux arbrisseaux » ; les garçons blancs ne veulent pas la noter comme les autres filles. La mère Mahieu, une voisine, lance des accusations absurdes contre Mandela, et entrer dans une boîte de nuit demeure une épreuve. Le père de Drissa reste comme anéanti devant son poste de télé ; sa femme se soumet. Leurs enfants eux tentent de relever la tête.
Que reste-il à faire d’ailleurs quand ce pays me parle de fusion en lui mais ne me veut pas ? Un gigantesque brasier, une immolation.
Eva Doumbia, elle aussi, semble dans son écriture militante aller d’un continent à l’autre : tentation poétique de certains monologues et naturalisme du quotidien du contemporain des dialogues. Comme s’il était impossible de remettre le monde en ordre et d’écrire à l’endroit, le chien.
La pièce sera créée au Centre Dramatique National de Normandie-Rouen en octobre 2020 dans une mise en scène de l’auteure, et tournera ensuite dans le reste de la France.
Marie Du Crest
Eva Doumbia, franco-ivoirienne-malienne, est née en 1968. Elle se tourne après ses études de lettres à l’Université d’Aix-Marseille vers la mise en scène de théâtre, et crée à Marseille la Compagnie La Part du Pauvre / Nana Triban. Désormais elle travaille à Elbeuf. Anges fêlées, publié chez Vents d'ailleurs en 2016, est son premier roman.
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