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Le Grand Meaulnes, suivi de Choix de lettres, de documents et d’esquisses, Alain-Fournier en La Pléiade (par Pierrette Epsztein)

Ecrit par Pierrette Epsztein le 24.09.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Le Grand Meaulnes, suivi de Choix de lettres, de documents et d’esquisses, Alain-Fournier, La Pléiade, mars 2020, 640 pages, 48 €

Le Grand Meaulnes, suivi de Choix de lettres, de documents et d’esquisses, Alain-Fournier en La Pléiade (par Pierrette Epsztein)

C’est au collège que beaucoup d’entre nous ont découvert Le Grand Meaulnes, ce roman unique et mystérieux d’Alain-Fournier mort dans sa prime jeunesse et dont l’ouvrage n’a cessé d’être traduit, a circulé dans le monde entier et dont le succès n’a jamais cessé. Nous en avons retenu une première lecture. Nous sommes nombreux à avoir rêvé sur cette poursuite inlassable d’un lieu étrange et de ces personnages fantomatiques après lesquels Le Grand Meaulnes va partir en quête. Nous avons fantasmé sur ce château fascinant et extravagant de « La Belle au Bois Dormant » et nous avons suivi avec exaltation ce voyage initiatique sans vraiment en saisir toute la complexité.

Les éditions de La Pléiade nous en offrent une nouvelle présentation et peut-être une approche plus moderne et plus complexe de ce roman. Cette nouvelle parution est enrichie d’une préface érudite de Philippe Berthier qui nous en propose une autre approche, étoffée de notes judicieuses, augmentée de lettres et de documents inédits, de premières esquisses du roman. A cela viennent s’ajouter les étapes de la publication et plusieurs critiques concernant la réception de l’ouvrage, une biographie d’Alain Fournier que complète un important choix bibliographique consacrée à l’étude de ce roman.

Alors, une fois devenus adultes, façonnés que nous sommes de notre expérience, plus matures et plus avertis, cette présentation rénovée nous permettra de redécouvrir avec un œil neuf ce qui est considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature française.

Pour ceux qui n’auraient pas lu le roman ou qui l’auraient oublié, revenons sur l’histoire qui nous est contée. Le roman se divise en trois parties et nous est narrée par François Seurel, le fils du professeur du village de Sainte-Agathe situé au fin fond de la Sologne. Un jour débarque de nulle part un nouvel élève. Il s’agit d’Augustin Meaulnes, âgé de dix-sept ans. Il est plus âgé que le narrateur et, très vite, il sera surnommé Le Grand Meaulnes, du fait de sa grande taille. Il est entouré de mystère, possède un esprit frondeur et aventureux, tout le contraire de François Seurel, enfant docile et raisonnable. Les deux adolescents deviennent très vite intimes. Juste avant Noël, Augustin fugue et se perd dans les environs. C’est alors qu’il découvre un vieux château en ruines. Par le plus grand des hasards, il sera propulsé au milieu des noces de Frantz de Galais avec le fils de la famille. La fiancée ne vient pas et la noce est annulée. Malgré lui, Augustin Meaulnes se trouve, tout à coup, embarqué dans une étrange sarabande. Il tombe éperdument amoureux de la sœur de Franck, Yvonne de Galais. Il n’aura de cesse de la retrouver. S’en suit toute une série de péripéties qui conduisent chacun des personnages à entamer des chemins de traverse imprévus pour certains, balisés d’avance pour d’autres.

Cette nouvelle version éditoriale nous apportera un autre éclairage sur ce classique maintes fois commenté. Cela nous permettra, peut-être, d’en avoir une vision plus érudite, plus riche et plus singulière que celle que nous pouvions en avoir adolescent.

Philippe Berthier nous en révèle d’autres facettes plus obscures, plus ombrageuses. Celles-ci sont corroborées par la correspondance de l’auteur avec sa sœur et ses amis proches.

En premier, tentons d’appréhender une compréhension élargie de l’auteur et de ses objectifs. Considérons ce qui nous est dévoilé de la personnalité d’Alain-Fournier étayée par ses relations avec son entourage.

Sa sœur Isabelle Rivière, qui se prétendait garante du livre de son frère a toujours voulu démontrer qu’il s’agissait d’un livre chrétien. Mais le roman dépasse de loin cette interprétation restrictive.

Alain-Fournier est plus opaque, plus sibyllin que l’image que sa sœur nous livre. Ses amis et ses passions nous le démontrent abondamment. Si ses personnages entretiennent un « rapport complexe à la chair », si, dans le roman, le plus souvent, l’acte sexuel reste à l’état de fantasme et n’est pas consommé, dans la réalité Alain-Fournier a connu plusieurs aventures dont une a servi de modèle pour brosser le personnage féminin central. Il a su jouir de sa vie trop courte. C’est un esprit curieux. Toute forme d’art le passionne. Il s’intéresse autant à la peinture qu’à la musique et à la littérature. Il a rêvé de faire l’école navale et de partir au loin découvrir d’autres mondes. Est-ce son héritage familial, trop sage, qui l’en a empêché ? Alain-Fournier était un fervent amateur de photographie, qu’il a pratiquée. Il se révèle « un boulimique de découvertes » et « un grand lecteur de nouveautés ». Il a passé son temps à courir les expositions, les salles de concert et a fréquenté beaucoup de ses contemporains écrivains.

Et maintenant, décodons ce qu’il en est de l’écriture même du roman.

Si beaucoup de critiques ont loué la première partie, certains d’entre eux des plus éminents ont parlé d’un agréable « conte bleu », allant même jusqu’à le réduire à « une bagatelle puérile ». Ils ont trouvé que, si la première partie est séduisante, les deux suivantes sont « décevantes ». Au fur et à mesure, ceux-ci prétendent même que l’auteur « s’égare et s’enlise ». D’autres ont soutenu que le romancier serait « immature ». Ne sont pas là des réductions dommageables de l’œuvre, et même, affirme Philippe Berthier, « un détournement scandaleux » ? Selon lui, ses détracteurs négligent « la plasticité et la richesse de cette œuvre ».

Tout roman n’est-il pas un palimpseste, nourri de toutes les références qui enrichissent une œuvre ? De nombreux auteurs qu’il admirait lui ont servi de modèles comme « une chambre d’échos », « un épais feuilleté culturel ». Hanté par la forme qu’il souhaite donner à son ouvrage, il s’est imposé un travail long et approfondi où il réussit avec ingéniosité à allier tradition et nouveauté. Dans son roman, il s’oblige à une recherche entêtée d’une économie de moyens. Sa correspondance met en lumière cette quête acharnée d’une atmosphère. Nous sommes en présence d’un roman multiforme. L’auteur se contraint à une précision minutieuse où chaque détail est soigneusement calculé pour créer une ambiance particulière. Les descriptions jouent un rôle très précis. Elles lui servent à cerner un lieu, un personnage, avec le maximum d’intensité et de cohérence avec « une exactitude pointilleuse ». Il « fixe un moment, un personnage pour mieux ensuite le désancrer sourdement ».

Pour planter le décor, Alain-Fournier a puisé dans la réalité géographique de sa région d’enfance et dans le souvenir des personnes qu’il a côtoyées pour construire cette fiction où les acteurs principaux deviennent des personnages de papier. Cela produit un livre « au parfum passéiste qui évoque une photographie de classe couleur sépia ». Mais aussi un roman où le fantastique n’est pas exclu.

Entre le début et la fin du roman se déploie un jeu d’échos et de miroirs. Les saisons s’opposent. La fête a lieu la nuit et en hiver, la partie de plaisir se déroule en été. Il établit un savant contraste entre la beauté luxuriante des paysages et la mélancolie des personnages. Mais aussi « il structure une dialectique entre le clos et l’ouvert ». Un élément imprévu venu de l’extérieur vient bousculer le familier et introduit l’étrangeté. Si Seurel est un sédentaire endurci qui demeure à quai, le Grand Meaulnes ne cesse d’appareiller vers l’ailleurs. L’esprit aventureux de son ami le séduit mais il est incapable d’accepter cette « invitation au voyage ». Il reste le tiers exclu renonçant à l’errance et considérant la fugue de Meaulnes comme une trahison. L’instituteur, père de François Seurel, représente le principe de réalité face au principe du plaisir. Les deux héros s’opposent. Si l’ascendant de Meaulnes incarne l’échappée belle, si François Seurel, lui, ne cesse de s’identifier au double complémentaire et opposé, envié et redouté, il exprime, avec une certaine amertume, l’acceptation du renoncement. A la fin du roman, il considère que « Meaulnes lui a tout pris. Ce fils sans père a trouvé en lui et su préserver la flamme sacrée qui ignore limites et frontières ». « Ce texte est hanté par des terreurs archaïques, la panique face à l’incarnation du désir, forcément transgressives », affirme Philippe Berthier. Cependant, il termine néanmoins sa préface par une note optimiste : « En dépit de tout, il faut imaginer le Grand Meaulnes heureux ».

« Ce que ma pensée a de merveilleux c’est qu’elle crée… la littérature rachète les défaillances et les échecs du réel. Le monde merveilleux est si je le veux… Meaulnes vous montrera du doigt en souriant le Beau Domaine Perdu qu’on n’a jamais vu qu’en rêve… », écrit Alain-Fournier à son correspondant, René Bichet.

Mais à la fin du roman, si on peut considérer la vie de François Seurel comme un ratage, c’est lui qui reprend la main sur le récit et devient le narrateur. Avec lui le pragmatisme l’emporte. François Seurel représente celui qui reste et le Grand Meaulnes, l’aventureux, privé d’attache, celui qui tente de s’arracher. Pourtant, lui aussi finira plus assagi qu’au départ. Il finira sa vie en tentant d’être heureux, on peut l’espérer, en élevant sa fille qu’il n’aura pas vu naître. Le sage et résigné François Seurel restera au village, deviendra lui-même instituteur et servira de chevalier servant à Yvonne. Il acceptera une vie tranquille et sans surprise. Le récit se terminera tragiquement par la mort en couches d’Yvonne de Galais. Finalement, dans ce roman initiatique personne ne trouvera le bonheur auquel chaque personnage aurait pu aspirer. On peut penser que la raison l’a emporté sur les mirages d’émancipation et de la quête éperdue du rêve perdu.

Après cette relecture, tous nos repères risquent d’être subvertis. Le lecteur peut, seul, décider ce qui l’emportera. Le Grand Meaulnes restera-t-il dans notre mémoire comme un roman initiatique, celui de l’adolescence qui nous replonge avec délectation dans le merveilleux de « la fête étrange », le mystère de personnages fantomatiques, la remontée d’un passé révolu que représente l’école de Sainte-Agathe, avec son instituteur, symbole des hussards noirs de la troisième République si mythifiés et qui aurait pu être, pour Augustin Meaulnes, un père de substitution, garant de la réalité et du bon sens ? Devenus adultes, souhaitons-nous garder en nous l’âge des rêves de séparation et la capacité ou non de les réaliser, l’âge des premiers amours souvent fantasmés ?

Ou préférerions-nous creuser plus profond dans notre recherche et nous ouvrir à des interprétations plus nébuleuses, plus troubles, plus affinées ? Dans ce cas, nous pourrons nous délecter de l’exégèse que nous permet ce volume de la Pléiade. Nous en sortirons plus avertis aussi bien au niveau de la genèse du roman, de la figure tourmentée d’Alain-Fournier, de la fertilité de son écriture. Nous serons confrontés à la mort de nos espoirs de jeunesse, à la rivalité, à la perte, à la précarité, aux initiations manquées, aux désenchantements et aux tourments de nos existences. En définitive, par une lecture plus élaborée, nous accepterons de renforcer nos connaissances et de continuer à cultiver en nous une véritable passion des dessous de la littérature.

 

Pierrette Epsztein

 

Alain-Fournier, pseudonyme d’Henri-Alban Fournier, né en 1886 à La Chapelle-d’Angillon dans le département du Cher et mort en 1914 à 27 ans à Saint-Remy-la-Calonne dans la Meuse, est un écrivain français dont l’unique roman, Le Grand Meaulnes, est publié de son vivant, en 1913, chez Émile-Paul. C’est l’œuvre littéraire française la plus traduite et lue dans le monde. Ce roman totalisait à la fin du siècle dernier plus de quatre millions d’exemplaires vendus en format de poche.

 

Philippe Berthier, né à Autun en 1941, est reçu en 1963 à l’agrégation de lettres classiques, dans les tout premiers rangs, après des études locales à l’institution Saint-Lazare, puis universitaires à Lyon et Paris. En 1975, il soutient à l’université de Paris VII une thèse de doctorat consacrée à Barbey d’Aurevilly et l’imagination. Il a enseigné successivement aux universités de Lyon, Grenoble et à la Sorbonne Nouvelle où il est professeur émérite de littérature Française. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages portant surtout sur des écrivains du XIXe siècle, en particulier Stendhal dont il édite les œuvres romanesques complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade. Il a fondé et dirige la revue L’Année stendhalienne aux éditions Champion.

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A propos du rédacteur

Pierrette Epsztein

 

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Rédactrice

Membre du comité de Rédaction

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.