Le Grand Jeu, Céline Minard (par Cathy Garcia)
Le Grand Jeu, janvier 2019, 220 pages, 7,80 €
Ecrivain(s): Céline Minard Edition: Rivages poche
Un roman surprenant, vraiment rafraîchissant, qui se laisse boire avec une certaine jubilation et qui plus encore, contient en lui-même une profondeur de réflexion – des pistes, pas de réponses, seulement des pistes – et une énergie communicative qui fait fourmiller les racines de l’être.
Une jeune femme dont on ne connaîtra pas l’identité, ni rien de son existence antérieure – ou à peine quelques flashs – si ce n’est qu’elle est bien décidée à s’en couper, tout comme elle va se couper du monde et de toute relation humaine, pour s’isoler dans un coin de montagne, une sorte de cirque naturel qui sent bon le Pliocène, un îlot de deux cents hectares de roche, de bois et de prés au cœur d’un massif montagneux de vingt-trois kilomètres carrés, qu’elle a acheté et équipé de façon très technique. Plusieurs modules y ont été héliportés : un « tonneau » d’habitation high-tech « à demi-appuyé à demi-suspendu à un éperon granitique », plus bas des sanitaires et un abri jardin, réserve et outillage, le tout bien réfléchi, hyper organisé. « Une belle planque ».
Grâce à un équipement et un entraînement survivaliste de pointe adaptés à la vie en altitude en toutes saisons – matériel d’escalade, de pêche, de chasse, d’agriculture, une autonomie énergétique, suffisamment de réserves, etc., la jeune femme prend possession de son territoire et se met à l’explorer peu à peu tout en organisant méticuleusement sa nouvelle existence pour ne pas être prise au dépourvu. Le seul élément du passé qu’elle a apporté avec elle et qui n’a rien avoir avec les bases de la survie, c’est un violoncelle.
Ce roman, ce sont les cahiers qu’elle remplit, son journal de bord. On pense évidemment au Walden de Thoreau. Un Thoreau version 3.0. La narratrice emploie un langage très technique, scientifique même, ce n’est pas ici un retour à la nature façon hippie, mais une immersion totale dans la solitude et une confrontation avec les limites du corps et de l’esprit. La nature – puissante, exigeante – est perçue comme une source de défi autant que d’enseignement et d’émerveillements. Pour quelqu’un qui, semble-t-il, ne manquait de rien sur le plan matériel, ce choix de vie est donc absolument un choix et un choix absolu.
« Les conditions idéales sont-elles celles auxquelles on ne peut pas échapper, celles qui nous obligent ? »
Cet isolement total n’est pas seulement un challenge que cette jeune femme s’est lancé à elle-même, mais une nécessité qui se questionne dans ce tête-à-tête avec soi-même et une nature libre, sauvage, un monde qui n’est pas fait pour les humains. « Ce monde n’est pas fait pour nous, et c’est un immense soulagement : on peut donc y vivre – si on y parvient ».
La narratrice est une personne déterminée qui peut sembler, au premier abord, être faite d’un seul bloc, même si elle laisse transparaître au fur et à mesure de son récit une problématique, liée peut-être à la violence, ou à la peur de la violence humaine, de la contrainte imposée par l’autre plutôt que par soi-même : « L’autorité : le grand jeu de l’humanité ? ».
« J’étais détachée, en plein entraînement général, je n’avais plus à redouter de croiser quotidiennement un envieux, un ingrat, un imbécile ».
Entraînée donc et préparée à toutes sortes d’éventualités, la jeune survivaliste n’avait cependant pas prévu qu’une créature autre qu’animale puisse partager son territoire. Une créature des plus improbables qui pourrait bien devenir son maître, dans le sens initiatique du terme et c’est ainsi que Le Grand Jeu va prendre une dimension philosophique très imbibée de taoïsme, qui amène peu à peu la narratrice à passer de sa volonté de maîtrise sur les éléments extérieurs en un lâcher-prise total, condition ultime pour accéder à une réelle maîtrise, celle à laquelle elle aspirait réellement : la maîtrise intérieure. L’équilibre est au centre de ce roman et l’équilibre naît d’un mouvement perpétuel entre les polarités, sagesse et ivresse marchent sur le même fil.
Ce serait dommage d’en révéler plus. À vous maintenant, lectrices, lecteurs, d’être curieux.
Cathy Garcia
Critique d'Emmanuelle Caminade sur la même oeuvre
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