Le gouverneur des dés, Raphaël Confiant
Le gouverneur des dés (Kôd Yanm), traduit du créole martiniquais par Gerry L’Etang, juin 2013, 208 pages, édition brochée 16,25 €, édition numérique 6,49 €
Ecrivain(s): Raphaël Confiant Edition: Folio (Gallimard)
Peinture vivante d’une société créole vibrante et violente, Le gouverneur des dés met en scène Rosalien, personnage haut en couleur, devenu malgré lui, à peine sorti de l’adolescence, le « major » craint et respecté d’une communauté qui tente, en repli sur soi dans Fond Grand-Anse, un écart isolé de la Martinique, de défendre et de préserver son organisation hiérarchique spécifique et ses traditions, en particulier les paris accompagnant les combats de coqs interdits et les jeux de dés illégaux.
Rosalien Saint-Victor, marié, entretient trois autres ménages avec ses trois maîtresses officielles, dont une coolie (martiniquaise descendant d’engagés indiens), et nourrit ses nombreux enfants, légitimes et adultérins, grâce à la prospérité des centres de jeux clandestins qu’il contrôle et à celle, parallèle, de ses entreprises de bâtiment.
Pour conserver son statut, le major doit relever régulièrement les défis qu’osent lui lancer de téméraires prétendants à sa succession, sous la forme de combats qui ressemblent à ceux auxquels se livrent les coqs-game dans l’arène.
Le titre, qui confère obligations et privilèges, peut être assimilé à celui, noble, de chef tribal, mais aussi à celui, moins honorable, de parrain mafieux. Les activités et le rôle du major sont connues des autorités, qui n’interfèrent pas, laissant perdurer un système social parallèle où les conflits se règlent « en famille ».
Rosalien Saint-Victor tient dignement son rang durant de longues années, mais les temps changent, les jeunes quittent Fond Grand-Anse pour aller se perdre en ville ou en France, son statut même commence à être contesté, et les services qui lui sont dus en échange de sa protection sont remis en question :
« Camarades, serions-nous revenus au temps de l’esclavage ? Ce monsieur Saint-Victor n’a jamais travaillé pour personne, n’est jamais venu me bailler la plus petite aide sur mon jardin, et moi, aujourd’hui, suis obligé de suer sur le sien. Ce n’est pas normal ! »
La perte de son fils préféré s’ajoutant à la déliquescence continue des traditions, Rosalien, fatigué, voudrait bien jeter l’éponge.
« Un major ne doit jamais perdre son assurance, mais Rosalien, qui se faisait vieux – les bananes jaunes ne redeviennent pas vertes – était accablé. Trop de déboires avaient affecté sa vie. Il se sentit alors disposé à laisser à un jeune nègre sa place de fier-à-bras ».
Comment se libérer de cette charge sans perdre la face ?
L’excellente traduction de Gerry L’Etang, qui conserve, dans le texte en français, les mots créoles les plus expressifs, fait entrer le lecteur dans un monde à part, en voie de désagrégation, fonctionnant sur des rapports de domination initialement fondés sur une organisation hiérarchique coutumière et sur des valeurs que gangrène peu à peu, au contact de la modernité, le pouvoir de l’argent.
Sexualité, violence, arbitraire, superstition, haine, mais aussi amour, amitié, entraide, souffrance, compassion, fidélité et respect, sont les ingrédients de ce roman où se succèdent, entretenant la tension narrative pour le bonheur du lecteur, situations cocasses et péripéties tragiques.
Raphaël Confiant exprime par cette œuvre l’idéologie qu’il partage avec, entre autres, Chamoiseau et Bernabé, d’affirmation d’identité créole, et sa crainte de voir se dissoudre la créolité dans la francité dominante et dans l’uniformisation mondiale rampante des modes de vie et de pensée.
Patryck Froissart
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