Le Goût des jeunes filles, Dany Laferrière
Le Goût des jeunes filles, octobre 2017, 384 pages, 9,95 €
Ecrivain(s): Dany Laferrière Edition: Zulma
Dany Laferrière nous a habitués à ses titres provocateurs et dès son premier roman, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, l’insolence, l’humour et l’ironie amère étaient au rendez-vous, des traits que l’on retrouve chez nombre d’auteurs haïtiens, un peu comme pour souligner la nécessité de prendre la vie dans sa « générosité » avec une insouciance et un réel appétit de vivre, qui tient sans doute à la lucidité de ce peuple soumis régulièrement à des épreuves et des traumatismes et à leur force de vie aussi. Dans Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, avec une intrigue centrée sur la drague, Dany Laferrière mettait en scène l’abstinence sexuelle de Bouba, colocataire du narrateur qui cite le Coran à tout bout de champ pour s’interdire de faire l’amour (« Allah est grand et Freud est son prophète »). Ce texte irrésistiblement drôle cache comme toujours chez Laferrière un discours beaucoup plus politique sur la négritude, et est délibérément basé sur les rapports exogènes entre noirs et blanches et celui des classes et des races ; il était le pendant de celui-ci.
Publié initialement en 2005 chez Grasset, Le Goût des jeunes filles, au titre proustien pour un texte ultra-réaliste, rempli d’humour et dont chaque titre de chapitre est sous l’égide du poète Magloire Saint-Aude, nous donne à lire une sociologie du désir amoureux au féminin, avec une version féminine aussi de la vie en bande du côté des filles. Il y a la bande à Miki et il y a Marie-Michèle qui appartient au milieu huppé de la société de Port-au-Prince, qui se mêle aux autres filles, « des rôdeuses, des moqueuses, des paresseuses, des prostituées qu’il rêvait de rencontrer quand il avait quinze ans », celles de la rue donc, pour en finir avec l’hypocrisie de sa classe qui bien que minoritaire opprime le reste du peuple.
L’exilé haïtien a croisé durant toute son adolescence ces jeunes femmes pleines de vie et d’insolence, instigatrices de son goût pour l’amour, la poésie, la révolte. Avec un retour à ses quinze ans, le souvenir de ces femmes-là va pousser le narrateur à revenir le temps d’un week-end à retrouver les instants précieux mais aussi dangereux qu’il a vécus dans ce quartier.
On est en 1968 en plein régime Duvalier et ses tontons macoutes qui rodent partout dans les rues de Port-au-Prince. Si danger, il y a, il n’est pas de ce côté-ci de la rue.
Ton insolent pour jeunes filles insolentes qui semblent n’avoir peur de rien et auxquelles aucun homme ne résiste, véritables déesses de l’amour. Ces jeunes filles qui vivent de l’autre côté de la rue, le narrateur leur laissera la parole tout du long. Elles sont cinq. Paillardes, provocantes, libres de leur corps et riches de leur sensualité, cachant dans leur arrogance la peur qui rôde. Et il y a Marie-Michèle, cette jeune fille bourgeoise donc, bien élevée, qui fraye avec ces délurées, qui nous livre son quotidien dans un journal intime. L’enfer n’est pas toujours là où on le croit et le temps d’un week-end le narrateur va vivre au milieu des angoisses liées à la dictature, des moments de grâce qui vont lui faire paraître cet enfer comme un paradis. Mais pour ces jeunes filles qui se livrent à corps perdus et avec arrogance aux jeux de l’amour pour exister, dans le fracas, au milieu du désastre, quelle véritable relation à leur corps, quelle vie que la leur, faussement enchantée et enchanteresse ? Le lecteur qui lit et vit au rythme de ces filles langoureuses qui ne parlent que de désir et de sexe peut-il oublier complètement que les amants de ces filles sont des êtres sanguinaires à la solde d’un dictateur. Lorsque la sublime Pascaline s’offre au « marsouin », est-ce pour le frisson du désir ou pour espérer ainsi un moyen de revoir son frère disparu. Quoi qu’en semble éprouver le narrateur de quinze ans qui, le temps d’un week-end, oublie lui aussi que partout dans la vie règnent la peur et l’horreur.
L’impertinence caractérise l’homme libre, le poète, le rêveur. « C’est simple, pour empêcher un Haïtien de rêver, il faut l’abattre » écrivait Laferrière dans Vers le sud. Procès de la compromission de la littérature de son pays qu’incarne la figure du poète Magloire pourtant tant apprécié de l’auteur, et procès de la cupidité de la bourgeoisie minoritaire égoïste au sort des plus pauvres, Le Goût des jeunes filles est surtout une chronique de la vie haïtienne.
Marie-Josée Desvignes
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