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Le Gardien du verger, Cormac McCarthy (par Jeanne Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard 13.09.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, USA

Le Gardien du verger (The Orchard Keeper, 1965), Cormac McCarthy, éditions de l’Olivier, janvier 2024, trad. anglais (États-Unis), François Hirsch, Patricia Schaeffer, 298 pages, 12,50 €

Edition: Points

Le Gardien du verger, Cormac McCarthy (par Jeanne Ferron-Veillard)

J’ai ce même goût en bouche. L’élan et la curiosité. L’appétit, celui de l’inattendu. Devant un livre, je suis comme ces critiques gastronomiques qui entrent sans préavis ou par effraction, avec invitation ou sans avis de passage, dans les restaurants qu’ils vont autopsier. Celui ou celle qui dîne à tous les râteliers, l’importun, l’imposteur, l’impertinent, le redouté, le pas si redoutable, le mélancolique qui se délecte de son bonheur de l’être, etc. Critiquer un mets et gagner son pain avec. J’entre dans l’histoire avec la mienne sous le bras.

Lire en songeant à l’auteur, et sans attentes, l’attente non atteinte est un désespoir dont on se remet avec peine. Prêter attention, observer ses procédés et se rendre disponible. Ne faire que cela, c’est presque un acte de résistance, lire sans consulter son téléphone ou manger ou tout autre activité qui nuit à l’intégrité du livre. Guetter les fêlures comme les cheveux dans les assiettes. Le faux-pas ou le manque de structure. La concentration. Les accords entre les plats. Le fil qui se casse en cours de route. La fausse route ou les transitions qui se brisent contre le paragraphe suivant. Les fumets, les vapeurs et tous les effets de style pour estomper les contours du réel ou les rendre plus visibles. Quelque chose dans ce goût-là.

Ce qui se fragmente au-delà de la ligne. La larme qui met dans la bouche une phrase et son itinéraire. Oui, on peut pleurer en goûtant un plat. En lisant une scène paragraphique. Ça n’existe pas. Pas encore. Le premier roman de Cormac McCarthy a tous les ingrédients des autres. Mais ce n’est pas celui que je recommanderais. Privilégiez ses autres livres, commencez par le dernier et remontez jusqu’à celui-ci.

« À l’est de Knoxville, État du Tennessee, commencent les montagnes, arêtes et crêtes basses du pli appalachien qui tordent à leur guide les routes au sortir de la ville. Il y a d’abord Red Mountain ; du sommet on peut voir par temps clair comme une lointaine promesse une fraîche ligne bleue, la ligne de partage des eaux. À la fin de l’été, la montagne cuit sous un ciel d’un bleu sans merci. La poussière rouge de la route du verger est de la poudre échappée d’un four à briques. Impossible d’en tenir une pincée dans le creux de la main. Des vents brûlants remontent la pente de la vallée comme une mauvaise haleine, chargés d’effluves de dompte-venin, d’enclos à cochons, de végétation pourrissante ».

Knoxville. Cormac McCarthy a dix-sept ans quand son père s’y installe en tant que juge. Une nature inaugurale qui rompt les os de ceux qui veulent la dompter. Furieuse et violente. Les États-Unis, un pays jeune où le sang des dinosaures s’est mué en pétrole, une terre plus vieille que le plus vieux des hommes, ceux qui peignèrent les couleurs sur les parois d’abord, sur leurs faces ensuite.

Puis, ils fabriquèrent des enclos dans les montagnes. Des planches, des auberges et des villes plantées à l’Est. À l’Ouest. Envolées au premier coup de vent. Dommage. L’histoire était là avant eux. Raconter l’histoire et placer les personnages à l’intérieur. Les romanciers s’en accommodent. Les écrivains forent le terrain, ils forent quitte à le vider de sa substance. À l’instar de John Steinbeck, et de tant d’autres qui ont exercé divers métiers, les mains dans le réel, là la force des écrivains. Entre autres. Le motif en plein air. Le travail du rythme et la volonté d’avoir une action sur ses ressorts. Cormac McCarthy est un styliste.

C’est l’accumulation des conjonctions de coordination dont Hemingway a multiplié les effets. Ajouter. Simplifier. Et supprimer les dialogues, lesquels sont impossibles entre les hommes. Les empreintes sur le sol. Celles des animaux. Les pieds. Les chaussures. Les hommes qui veulent que la terre conserve le sceau de leurs passages. Ils se leurrent. Les pieds à qui il manque des ongles, ils débordent des chaussures ou les font éclater. Le sol. L’argile. Ça craque. Tout s’effrite et rien ne tient. Les lois ne tiennent plus, à quoi bon les respecter. Un thème cher à l’auteur.

L’huile. L’alcool. Le jus. Les autres substances du livre. Et la couleur verte. Des personnages qui surgissent à chaque page et qui ne doivent rien au lecteur. Leur incarnation ne tient qu’à ce qu’ils font. Ils disparaissent ensuite. En laissant derrière eux des corps qui s’entre-tuent. Entre, un cadavre. Et une femme violée. Le lecteur est sur le bord de la route. Les personnages qui se défilent, ils glissent entre ses doigts, c’est comme du sable et c’est le lecteur qui s’enlise. Tant mieux. L’auteur n’œuvre pas pour lui plaire. À ceux qui prétendent que la violence fait partie du monde, de son origine et de sa nature, les écrivains répondent, oui bien sûr. Elle fait partie de la littérature. Il n’y a pas de littérature sans le mal. Vivre en harmonie est une utopie dangereuse pour l’écrivain, le mal fait donc partie de la littérature car l’échelle du mal y est plus haute, plus large, plus vaste. Le mal ne s’y explique pas, il est, il est un étant-donné. La littérature survivra-t-elle à l’homme. La nature, elle, n’a pas l’intention de l’être. Mauvaise. Aussi survit-elle à l’homme. Assise dans l’hiver ou dans l’été. Nul intermédiaire. Une Ford et les sumacs dans les pare-chocs. Autre ingrédient essentiel. L’alternance des formes et l’usage de l’italique. La pensée ou la voix interne, celle des personnages ou du lecteur, qui essore les ventricules du cœur. L’emplacement dans le livre où les drames et l’envers des décors sont irrigués, là où il est précisément impossible de se terrer. La fosse, le puits, le trou. Les maisons et les toits défoncés. La chasse, les pièges, le braconnage. La chute. Et c’est le film, Anatomie d’une chute, de Justine Triet, auquel je songe, sorti le 23 août 2023. L’année où Cormac McCarthy est décédé. Il n’a pas vu ce film, décédé le 13 juin. Le langage du sol, toujours âpre et les sonorités que Cormac McCarthy maîtrise. Ses plans sont cinématographiques.

« Un creux profond entre les tendons de son cou, de la teinte de la fumée bleue. Les os saillants sous la peau de papier comme des rangées de piqûres descendant dans le décolleté de sa robe. Les yeux baissés sur son ouvrage, un cillement chaque fois qu’elle avale, on dirait des yeux de crapaud. Les paupières ridées comme des coques de noix. Ses cheveux grisonnants plaqués, coiffés serré, un casque de fil de zinc. Se balançant doucement, se balançant. Un pan de la jupe tombant en draperie le long du fauteuil balayait doucement le plancher. Elle était assise devant la cheminée sans feu et piquait de boutonnières dans une chemise taillée dans des rebuts d’étoffe ».

Le style. Les degrés d’intensité des couleurs plus que les couleurs elles-mêmes pour mordiller le temps. Et ça n’a rien à voir avec l’usage du détail et de la description, l’écrivain pose des images et dans ses bacs, il manipule leurs structures. Il les met à sécher sur le même fil. Le ton des quatre parties du livre comme les premières œuvres, tout est là mais rien n’est encore en place. Il y a les mots qui dépassent des cadres, les bannières et les étendards qui invitent à s’agenouiller, les fluides qui dissolvent les mots, le whisky qui goutte et les portes de l’épicerie qui claquent, le sable et la poussière, les armes aussi, les pièges à lynx, des traces de pas comme un chemin à suivre. La croyance. Le dogme. La communauté. L’histoire. Quelque chose comme l’état du Tennessee, en 1930, un peu avant, un peu après. La prohibition.

Le mouvement. Le texte ne s’arrête que dans les passages en italique, là où le lecteur (mais peut-être l’auteur aussi) a le droit de savoir si c’est l’intrigue qui prime ou les personnages. Le vieil homme, la figure centrale, se moque pas mal de ce que le lecteur pense, croit ou ce dont il a besoin. La chute donc. Dans le verger, c’est le choc sur le sol du fruit qui tombe. Bien sûr. La chute de l’homme. Car tout finit par tomber. Comme un dîner parfait, jamais tout à fait parfait.

Alors oui je l’avoue, les passages en italique, je les ai survolés. J’ai consulté mon téléphone, j’ai croqué dans une pomme verte, je me suis servi un verre de vin rouge et j’ai attendu la fin. Les codes de la cohérence et de la linéarité. L’écrivain les fait éclater. Son travail n’est pas de détourner ou de détourer le réel puisqu’il connaît les codes et les stratégies pour faire récit, pour créer d’autres formes de vies comme autant de routes la nuit, quelque chose comme des lassos ou de longs traits noirs prêts à se refermer sous les roues d’une voiture. Pour la faire tomber dans le ravin. Sans avoir à expliquer pourquoi.

J’ai guetté l’espoir. J’avais tort. L’espoir crée de l’attente et l’attente non atteinte est désespérante. J’ai reçu l’âpreté et l’absence. Puis, j’ai compris. Il n’y a plus de noms, il n’y a plus de route, il n’y a plus que l’expérience du roman graphique et le styliste qu’est l’auteur. Picturophage. J’invente. Il incombe à l’écrivain de digérer le réel et de le restituer sous le clair-obscur de sa singularité. Point.

Cormac est l’écrivain américain (au sens où nous l’entendons en France) le plus français. Cela a été mentionné pour Paul Auster. Paul Auster qui tenait la main de son lecteur pour que celui-ci puisse se regarder et ne pas se perdre. Cormac McCarthy la broie puis la lâche. Car pour Cormac, ce n’est pas l’auteur qui est porteur de reflets, d’espoirs, pire de solutions. Ça, c’est la tâche du lecteur. À l’instar du critique qui s’attable. Pas d’attentes mais un objectif. Lire Cormac McCarthy, c’est projeter dans sa chair l’itinéraire du vide et sa synthétisation. C’est vivre l’objet littéraire et l’authenticité radicale d’un auteur qui énonce la sienne. Ce n’est pas commencer un livre mais le continuer.

En 2009, Christie’s a vendu sa machine à écrire, Lettera 32 Olivetti, 254.500 dollars. Au bénéfice du Santa Fe Institute.

 

Sandrine-Jeanne Ferron

 

Publié en 1965, Le Gardien du verger est le premier roman de Cormac McCarthy, il reçoit le prix Faulkner. Cormac McCarthy (1933-2023) est l’auteur de douze romans dont Méridien de sang, Le Grand Passage, No Country for Old Men, et La Route, consacré par le Prix Pulitzer en 2007. La sortie de ses deux derniers romans, Le Passager et Stella Maris, diptyque unanimement salué en France, a confirmé son statut de légende de la littérature américaine. Son œuvre est publiée, en France, aux éditions de l’Olivier, depuis 1997.



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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.