Le Garçon perdu, Thomas Wolfe (par Léon-Marc Levy)
Le Garçon perdu (The Lost Boy), novembre 2017, trad. américain Etienne Dobenesque, 103 pages, 15 €
Ecrivain(s): Thomas Wolfe Edition: Editions du chemin de ferPréambule : Mais que diable viennent faire ces dessins d’enfant qui gênent la lecture et ne signifient rien ? Quelle idée a donc surgi dans la tête des éditeurs ? Lecteurs, ne vous laissez pas distraire de ce bijou par ces sottises !
Petit livre miraculeux, qui prolonge avec délice la lecture du grand « Look Homeward, Angel », Le Garçon perdu est un objet littéraire peu commun.
Il est probablement possible de lire ce livre sans avoir lu Look Homeward, Angel. L’art de l’histoire courte, chez Wolfe, est d’une telle plénitude, d’une telle virtuosité que ces quelques cent pages suffisent à faire émerger brillamment des personnages magnifiques, un propos saisissant, en bref, un vrai roman. Néanmoins, pour ceux et celles qui ont gravi la « montagne » littéraire que constitue Look Homeward, le bonheur est total. C’est comme si, de manière très inattendue, on leur offrait un excipit de cent pages, un retour sur les lieux, avec les personnages auxquels on s’est tant attaché.
Des années plus tard, Eugene, Eliza, Helen nous ramènent à Altamont, à St Louis, là où ont vécu les Gant naguère. C’est un roman à quatre voix, en quatre parties, chacun(e) contribuant à reconstituer le petit Grover, le frère de Eugene, emporté tragiquement à douze ans par la fièvre typhoïde. C’est le portrait du garçon qui, touche à touche, surgit de cette polyphonie. Et à travers ce portrait, Thomas Wolfe repart à la quête de son obsession : le temps perdu. Oui, il y a quelque chose de profondément proustien chez Wolfe. Non seulement dans la recherche du temps perdu, mais dans la faculté mnémo-sensorielle des humains à faire revivre, par bribes, par fragrances, par visions soudaines, le temps passé. Il ne s’agit pas de « souvenirs », c’est bien plus fort que cela. Il s’agit de la résurrection véritable de morceaux d’un temps disparu.
Quête désespérée bien sûr, il n’y a pas de « temps retrouvé », pas plus chez Wolfe que chez Proust. Il n’y a – et c’est beaucoup – que la quête en soi, qui ouvre grand les portes du passé.
« Et à nouveau, à nouveau, je suis entré dans la rue pour voir où le Temps était parti. Et tout était là comme ça avait toujours été. Et tout ça était parti, et ne reviendrait plus jamais. Et tout cela était exactement pareil, paraissait n’avoir jamais changé depuis, à part que tout avait été trouvé et pris et capturé pour toujours. Et donc, trouvant tout, je savais que tout était perdu ».
Grover, le petit frère mort de Eugene, devient métaphore d’un bonheur perdu à jamais. Sa douceur, sa sagesse, son intelligence remarquable, condensent dans le souvenir des survivants de la famille Gant un temps magnifié par le temps. Nous, lecteurs de Look Homeward, nous savons que ce temps ne fut pas simple. La rudesse des caractères, la folie des parents, la petite ville avec ses travers de petite ville, faisaient une vie rude, souvent difficile. Mais qu’importe, ce temps n’est plus le temps réel, c’est celui que restituent les mémoires.
Et, au-delà du temps qui fuit, reste le Sud, dont la place, le mythe, l’histoire hantent Thomas Wolfe, comme ils hantent William Faulkner, Shelby Foote, Walker Percy, William Goyen, Carson McCullers, Ron Rash, et tant d’autres étoiles littéraires nées sur cette terre sublime et dure, torturée jusqu’à l’âme.
« Disons que c’était l’Amérique, c’était le Sud ; familier comme la chair et le sang de l’homme – familier comme les vents à vif en mars – comme une gorge à vif ou un nez qui coule – l’argile rouge bourbeuse et la désolation – ou avril, avril, et la joliesse sauvage – disons juste que c’était tout cela – à vif, poudreux, désolé, joli, lyrique et plein d’émerveillement – disons juste que c’était dur à dire – l’Amérique, la vieille brique poudreuse, une épicerie, et avril – et le Sud ».
Tout cela revit par la magie de l’incroyable écriture de Thomas Wolfe qui nous enveloppe dans chaque recoin de son enfance – bien sûr, ses romans sont autobiographiques – jusqu’à « être dans » la petite épicerie d’Altamont revenue au monde grâce à ses parfums, et à la gourmandise légendaire de Thomas Wolfe ! Une odeur qui est, de fait, le temps retrouvé, et que l’écrivain Thomas Wolfe tente – dans une lutte désespérée – de nous restituer par des mots.
« Et sur tout et en tout et partout, imprégnant chaque chose au point qu’elle paraissait avoir gorgé le bois même du comptoir, au point qu’elle paraissait avoir pénétré et saturé le plancher même, une unique, multiple, complexe, générale, indéfinissable mais glorieuse Odeur de Tout – une odeur dont on n’avait pas à parler puisqu’il n’y avait pas de mots pour elle, une odeur qu’on ne pouvait pas décrire puisqu’il n’y avait pas de langage pour elle, une odeur qu’on ne pourrait jamais nommer puisqu’il n’y avait pas de nom pour elle. Tout ce qu’on pouvait dire, c’est qu’il y avait en elle une odeur de fromage jaune ferme et piquant, l’odeur du tonneau de cornichons doux et l’odeur d’aneth, l’odeur du café fraîchement moulu et du thé, l’odeur du lard et du jambon de pays, l’odeur du beurre de pays et du lait, l’odeur de toutes les choses bonnes et succulentes qui avaient jamais été, chacune elle-même, seule et distincte, totalement mêlées et mélangées, fondues, en un arôme entêtant, cette grande Odeur de Tout, pour laquelle il n’y avait pas de nom ».
Ce petit roman est une merveille qui pénètre loin dans les secrets de l’œuvre du grand Thomas Wolfe. Et, qui plus est, le texte est restitué dans une traduction impeccable.
VL4 (haute Valeur Littéraire)
Léon-Marc Levy
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