Le Foyer des mères heureuses, Amulya Malladi
Le Foyer des mères heureuses, février 2018, trad. anglais (Inde) Josette Chicheportiche, 350 pages, 24,50 €
Ecrivain(s): Amulya Malladi Edition: Mercure de France
Amulya Malladi traite en ce roman un sujet actuel qui donne lieu à de multiples réactions, d’opposition ou d’adhésion, et qui incite nos sociétés à une réflexion d’ordre scientifique, moral, religieux, éthique : celui des mères porteuses.
Après plusieurs fausses couches, Priya, une Américaine fille d’un couple mixte américano-indien, se résout à avoir un enfant par le procédé de la Gestation Pour Autrui. Elle réussit, au prix de maintes disputes et discussions, à rallier à sa décision son époux Madhu, informaticien indien qu’elle a connu pendant qu’il poursuivait sa formation universitaire aux Etats-Unis, où il s’est installé après ses études.
Le couple prend contact avec un organisme indien spécialisé, dont la directrice, le docteur Swati, accueille dans une clinique ad hoc de jeunes femmes indiennes nécessiteuses, recrutées pour porter par insémination les futurs enfants de couples occidentaux stériles.
Asha, jeune et pauvre villageoise en zone rurale indienne, se laisse convaincre par son mari Pratap, peintre en bâtiment habituellement au chômage, de devenir mère porteuse pour le compte de Priya et de Madhu, en contrepartie d’une somme qui leur permettrait de scolariser leur fils aîné Ashok dans une bonne école privée.
Le roman met en scène en alternance les deux couples, dans leur milieu respectif et dans leur vie quotidienne en Inde et en Amérique, depuis l’insémination et ensuite, durant les neuf mois de la grossesse d’Asha, avec des rétrospectives narratives dans le passé de chacun des protagonistes, propres à éclairer, ou à justifier le cheminement ayant conduit à la rencontre et, en dépit de la distance entre l’Inde et les Etats-Unis, au partage d’un parcours de vie entièrement centré sur la gestation de l’enfant à naître.
L’auteure, ayant fait le choix de la focalisation zéro pour la succession des événements et de l’interne pour la psychologie des deux principaux personnages que sont ici les deux mères, exprime au long du récit l’intimité des états d’âme, des doutes, des interrogations, des remords d’Asha et de Priya d’une part, et le jugement d’autre part que portent sur elles les personnages secondaires (familles, amis, relations).
Ainsi s’indigne la mère de Priya, Sushila, alias Sush, Indienne d’origine, bien intégrée dans la société américaine, militante pour la défense de la dignité des peuples de sa terre natale :
« Ma propre fille exploite mon peuple. Je ne peux accepter ça, Priyasha. Je ne pourrai jamais l’accepter. C’est une forme d’exploitation des pauvres, et tu devrais avoir honte de toi ».
Ainsi réagit initialement Madhu lorsque sa femme lui fait part de son projet :
« Non, Priya ! Il ne s’agit pas d’un sari fait main que tu achètes dans un magasin de commerce équitable. Il s’agit d’un enfant. Tu ne peux pas louer le ventre d’une femme ».
Ainsi se tourmente Asha au début de sa grossesse provoquée à la demande insistante de son époux :
« Pratap grommela dans son sommeil et changea de position […]. Il dormait à poings fermés, pensa Asha avec colère, tandis qu’elle, elle était enceinte d’un autre homme. Elle avait envie de le réveiller pour qu’il prenne conscience de l’acte atroce qu’elle était en train de commettre. Et par sa faute, qui plus est… ».
Et aussi :
« C’était mal de faire ça pour l’argent, et Asha s’en serait évidemment abstenue si leurs finances avaient été meilleures… »
Ainsi est prise de doute moral et de crainte religieuse Puttamma, la belle-mère d’Asha :
« Donner naissance au bébé de quelqu’un d’autre, le bébé d’un couple d’étrangers, quel effet cela lui ferait ? Le vivrait-elle comme une perversion puisque c’était aller contre la nature que de lui nier son droit à décider que telle ou telle personne est stérile ? Sa maternité serait-elle corrompue, son âme souillée ? »
Mais la question est pour cette dernière vite résolue, autant pour ce qui concerne Asha que pour ce qui est de son autre belle-fille, Kaveri :
« Puttamma avait poussé Asha et Kaveri à louer leur ventre : C’est pour la bonne cause, et c’est mieux que de vendre un rein, non ? »
Car le recours au prétexte de « la bonne cause » finit par étouffer tout scrupule, d’un côté et de l’autre.
Pour Priya et son époux, la bonne cause consiste à assurer la normalité, la pérennité et le désir d’enfant de leur couple tout en venant en aide, financièrement, à une famille pauvre du tiers-monde.
Pour Asha et son mari, la bonne cause réside dans le fait de procurer du bonheur à une famille étrangère tout en permettant à leur fils aîné de donner dans une bonne institution privée toute la mesure de la brillante intelligence dont il fait preuve à l’école villageoise.
L’entourage se ralliant peu à peu à ces justifications, tout le monde y trouve, ouvertement, son compte et les objections s’estompent.
L’auteure opère régulièrement dans le récit, à la fin de chaque chapitre, une ouverture sur la modernité en y intégrant la « copie d’écran » d’un forum où un certain nombre de femmes recourant à la GPA échangent sur leur expérience, leur vécu, leurs angoisses, leur fébrilité. Bien que Priya n’y apparaisse pas nommément, le lecteur la reconnaît derrière son pseudonyme. Voilà une façon intéressante d’exprimer indirectement la vision du personnage.
La gestation suivant son cours, le roman dévoile au passage les aspects mercantiles de l’opération, qui se révèlent peu à peu dans la description des conditions d’accueil et de fonctionnement de la pension-clinique, très emphatiquement appelée le « Foyer des mères heureuses », où les porteuses sont contraintes de vivre sous étroite surveillance leur dernier trimestre de grossesse…
Un roman qui questionne, donc un roman à lire.
Patryck Froissart
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