Le Fond du port, Joseph Mitchell, par Didier Smal
Le Fond du port, Joseph Mitchell, Editions du Sous-Sol, octobre 2017, trad. américain Lazare Bitoun, 256 pages, 22 €
Joseph Mitchell (1908-1996) est un auteur américain, plus précisément un journaliste pour le New Yorker de 1938 à son décès, après avoir écrit pour diverses publications new-yorkaises à partir de 1929. Joseph Mitchell est une légende, et des « blurbs » en quatrième de couverture annoncent la dévotion de Martin Amis (« Voilà ce qu’aurait pu écrire Borges s’il avait été originaire de New York ») et Janet Malcolm, collaboratrice aussi du New Yorker (« Les autres livres de Joseph Mitchell – Le Merveilleux Saloon de McSorley, Old Mr. Flood, Le Secret de Joe Gould – sont superbes, mais ils sont au Fond du port ce que Tom Sawyer et Un Yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur sont à Huckleberry Finn »). C’est peu dire qu’on sourit d’aise à l’avance en ouvrant Le Fond du port, recueil d’articles publié en 1959.
Mais on a tôt fait de déchanter. Soit je n’ai rien compris à ces arguments de vente, soit ils sont un rien exagérés. Certes, le recueil est sous-titré Des récits de Joseph Mitchell, mais ce ne sont finalement que des articles de fond, des narrations typiques d’un journalisme américain cherchant à capter des tranches de vie, à montrer la « vraie vie des vrais gens ». Je n’ai rien contre, mais cette objectivité journalistique me laisse sur ma faim. J’ai l’impression que Mitchell, dans sa volonté de montrer, de témoigner, oublie, et c’est aussi étrange que frustrant, la composante humaine, ce qui remue au fond des personnes évoquées, ce qui les fait vivre. D’un récit de ce type, si l’on veut lui allouer une valeur autre que documentaire, il me semble qu’il doive montrer quelque chose de l’être humain qui dépasse le strict cadre évoqué.
Un bon exemple : Dans la dèche à Paris et à Londres, d’Orwell. Un exemple d’un récit-essai trop ancré dans son époque : Les Grands cimetières sous la Lune, de Georges Bernanos, dont certaines pages sont tellement préoccupées de la guerre d’Espagne qu’elles en font quasi oublier d’autres, sublimes.
En fait, on lit les récits de Joseph Mitchell, les six ici proposés, avec à chaque fois la même attente déçue : quand va-t-il quitter son ton clinique, son côté biographe du petit peuple, sa capacité à montrer ce New York tourné vers la mer ? Jamais.
D’un autre côté, ce style, d’une précision absolue, compagnon d’un regard acéré ne laissant rien lui échapper, servi d’excellente manière par Lazare Bitoun, qui donne à la phrase en français un léger déhanché anglo-saxon, est à célébrer : Mitchell se garde de tout lyrisme, de toute embardée sentimentale pour un mode de vie qu’il semble adorer (« Je me sens souvent attiré par l’Hudson ; au fil des ans, j’ai passé beaucoup de temps à fureter sans but précis dans la partie de son cours qui longe la ville. Je ne me lasse jamais de le regarder ») et dont il sent la fin proche. Il est parfait dans son rôle : un journaliste qui relève un état du monde, sans céder à l’émotion, laissant le lecteur seul juge.
Didier Smal
Joseph Mitchell (1908-1996) est un écrivain et journaliste américain. Il est connu pour avoir dressé le portrait de nombreux excentriques et autres personnes en marge de la société, particulièrement à New York et ses environs. Il a été journaliste pour le New Yorker de 1938 à son décès, après avoir collaboré à de nombreux journaux.
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