Le Feu des manuscrits, Lecteurs et scribes des textes médiévaux (par Gilles Banderier)
Le Feu des manuscrits, Lecteurs et scribes des textes médiévaux, Les Belles Lettres, mars 2018, 184 pages, 21 €
Ecrivain(s): Alain Boureau
Aucun médiéviste digne de ce nom ne peut se contenter de réfléchir à partir des seuls textes imprimés à sa disposition. À un moment ou à un autre, il est inévitable que celui ou celle qui aspire à découvrir quelque chose de neuf consulte des manuscrits. L’univers des manuscrits médiévaux est, depuis le début de l’exercice, au XVIIIesiècle, bien cartographié (mieux en tout cas que celui des manuscrits modernes, certes plus nombreux). Néanmoins, des surprises sont toujours possibles : réévaluations, erreurs d’attribution, voire attribution nouvelle, anonymat de l’auteur levé par comparaison avec d’autres œuvres, etc. Même si le texte qu’il transmet a été copié en plusieurs exemplaires, le manuscrit lui-même, si modeste soit-il, est par définition un objet unique, copié avec un soin variable par un individu dont le nom s’est en général perdu, un objet coûteux (nous disposons d’actes notariés par lesquels un manuscrit était cédé en échange d’une maison de ville et d’un terrain). Compulser un manuscrit permet un contact direct avec le passé. Ce n’est pas la même chose que de lire un texte médiéval dans une édition moderne, si bien faite soit-elle.
Spécialiste de la scolastique, Alain Boureau fut amené, par le mouvement même de ses recherches, à scruter de nombreux manuscrits. Dans cet essai, il s’intéresse moins aux textes qu’à leurs supports, aux avanies que ceux-ci ont subies, parfois de bonne heure (un parchemin qui se déchire tandis qu’on le prépare à recevoir l’écriture et qu’il faut soigneusement recoudre). Cela aurait pu donner un ouvrage passionnant de bout en bout. Des scories traînent : erreurs pures et simples (p.16 : ce ne sont pas cinquante ans qui se sont écoulés depuis l’affaire Libri ; un livre imprimé en 1591 ne mérite pas le titre d’incunable, p.152). Les manuscrits anciens, c’est bien connu, contiennent des fautes variées. Il est amusant – et quelque peu déprimant – de voir que l’informatique, qui a présidé à la composition de ce volume (quels livres sont encore imprimés sans passer par un ordinateur ?) a produit ses surprises : on cherche en vain les mots qui devraient être mis en rouge (p.171-172) ; le mot hébreu ya’el(« chamois », p.114) a été imprimé à l’envers, c’est-à-dire de gauche à droite (phénomène identique pour le verset 26 de Job 36, p.166, note 42). Du temps où les livres étaient composés de main d’homme, faire figurer sur la même ligne un texte français ou latin et une citation en hébreu, chaque langue dans sa disposition propre, ne posait aucun problème.
La principale difficulté tient à ce que l’on se demande pour quels lecteurs cet ouvrage a été conçu. Certaines pages relèvent de la vulgarisation bienvenue et de bon niveau. Les remarques sur les difficultés que rencontre le chercheur désireux de lire des manuscrits et d’en obtenir la reproduction évoquent ce qu’un autre médiéviste, Umberto Eco, écrivait dans son De Bibliotheca. Certaines institutions qui conservent des manuscrits font preuve de complaisance envers le chercheur ; d’autres multiplient comme à plaisir les obstacles entre le savant et l’objet de sa quête. Ce genre d’historiettes peut être amusant pour le profane. Mais tous les pairs d’Alain Boureau ont un jour affronté de semblables difficultés. Quel intérêt y a-t-il à en parler dans un livre dont plusieurs chapitres ne seront accessibles qu’à une poignée de spécialistes, seuls capables de suivre des discussions techniques sur le stemma (l’arbre généalogique d’un manuscrit) ou de lire en latin un inédit de Richard de Mediavilla et d’en apprécier l’intérêt éventuel ? D’autres passages sont d’un intérêt à peu près égal à zéro : les chamailleries de bac à sable avec tel collègue, tel éditeur, telle revue, qui n’auraient jamais dû accéder à la dignité du volume imprimé, sauf à vouloir prouver que James M. Robinson avait raison : « La découverte de manuscrits révèle les pires instincts même chez des savants normaux par ailleurs ».
Gilles Banderier
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