Le festin des hyènes, Fabienne Juhel (par Martine L. Petauton)
Le festin des hyènes, Fabienne Juhel, Le Rouergue, Coll. La Brune, octobre 2021, 208 pages, 18,80 €
On connaît Fabienne Juhel, et les fers au feu de ses beaux livres : servis par une belle écriture parfaitement maîtrisée, l’art de raconter une histoire, des envolées souvent frisant un rien le fantastique, des personnages que le lecteur n’a garde d’oublier, des tableaux historiques bien calés dans un décor précis comme au cinéma. Et puis, la « musique Juhel », à mi-chemin entre réalisme et lyrisme de bon aloi, parfumé au meilleur du poétique…
Dans ce dernier livre – pas le moins abouti – la caméra se transporte en Afrique noire, époque actuelle, l’Est, au bord d’un lac du grand rift, mais on devrait pouvoir trouver du similaire dans l’Ouest sub-saharien.
On savait hélas, la persistance du « vagin denté » de sinistre mémoire, et de l’ablation du clitoris des petites filles ; nous voilà dans le « festin des hyènes » ; hyènes, nom donné à ces jeunes ou moins jeunes hommes dont la « tâche » si ce n’est le devoir ancestral, est de déflorer les vierges, pour les préparer à leur vie future de femme et de mère – le « kusasa fumbi »… C’est donc un livre qu’on lira dans le silence du citoyen qui est à l’évidence convoqué d’un bout à l’autre du livre, en creux, toujours.
Pour autant – Juhel oblige, ce n’est pas le récit descriptif, émaillé de témoignages, qu’on regarde – avant débat, un soir à la TV, même si le livre, par ses chemins détournés si propres à l’Afrique, nous informe autant (mieux ?) que le genre documentaire, obligatoirement sec et distancié.
Construit en entremêlant les points de vue de la même histoire, celle de la petite Elia, l’auteure n’hésite pas à introduire le personnage de la hyène mère, et sa meute, animal dont la férocité n’a guère à envier aux « big five » des grandes savanes : « charognard des terres arides, de mèche avec les vautours dont les cordons entourent leurs festins. Pestilence de la savane. Fléau enfanté par les Fétiches pour trouer la nuit de leurs rires. Cauchemar des enfants. Les hyènes ». Car celui qui n’a pas entendu les cris-rires hurleurs des hyènes une nuit, ne sait pas ce qu’est la peur !
Elia, attachante comme pas deux, « aurait préféré accompagner ses frères à l’école, instruite et savante, (elle pensait) être aussi utile à la communauté qu’un chef ou un prêtre » ; Elia, la curieuse de tout, l’intelligence même, à qui, comme à toute fille sous ce soleil-là, sa mère dit chaque matin : « il est temps ma fille d’aller puiser l’eau au marigot… », et d’ajouter : « tu puiseras l’eau au sel de ton front, à la sueur de tes aisselles, au ruissellement de tes hanches ».
Le chemin jusqu’au point d’eau est un itinéraire au demeurant aux allures de rite de passage d’un âge à l’autre (« elle a dû le mois dernier se débrouiller avec son premier sang de femme ») d’initiation – la sexualité, comme elle se raconte là-bas, de potins, de légendes – ce grand arbre marula, le souvenir imprécis d’une Mawa disparue, les rubans attachés par les filles en espoir de mariage – nos fontaines et leurs pièces d’il y a pas si longtemps.
Pas d’Afrique sans sorciers et marieuses, peut-être même marieuse-sorcière ; Tafadzwa, « meilleure faiseuse d’épouses de la région » en est un spécimen haute en couleur et en frissons garantis, et le chef de village corrompu à l’africaine, trafique ce qu’il a ; les jeunes adolescentes.
A égalité avec Elia, pages et précision du récit, Ladarius, un pêcheur sans assez de revenus, surtout déclaré sorcier par son village à la suite d’un incendie, part pour chercher du travail, et lui, « son outil de travail, c’était mon sexe et quelques coups de reins. Moi, j’étais payé pour faire le kusasa fumbi ». On devine vers quelles tragédies on s’achemine, adoptant le sort comme il se doit dans notre émotionnel de lecteur atterré, d’Elia, sa calebasse et son aller sans retour au point d’eau, mais F. Juhel s’autorise dans la foulée un peu d’humour british ou pince sans rire, à moins que simplement caustique, avec « l’apprentissage » in situ de Ladarius face aux neuf – on a bien entendu ! – filles du chef Albert…
La crudité simple, colorée et imagée, franche comme là-bas, enrobe la sexualité dite d’initiation comme sous les grands acacias de la savane, ou sur les racines gigantesques des fromagers, faisant office d’arbre à palabre, sport, on le sait préféré en ces contrées d’Afrique : « je devais accomplir les choses du sexe sans amour, mécaniquement, m’allonger sur la jeune fille, bander sur commande, la déflorer, la vieille ne manquerait pas de vérifier la tâche de sang sur la natte ». On serait près de sourire voire de rire parfois, mais, en Afrique, tout se mêle, le terrible, comme le léger, et Juhel sait parfaitement nous ramener à l’essentiel quand nous nous égarerions dans les registres et le sens ; ainsi d’une page sur l’autre, on bascule directement dans la réalité la plus sombre et sordide de ces territoires, en visitant l’hôpital où le maître-es-kusasa fumbi (on l’appelle « le fubi ») est testé positif au VIH…
Voyage en filles d’Afrique, versus Juhel donc ; une sacrée pierre de plus à l’édifice ; voyage des plus efficaces qui nous marquera longtemps ; Elia mais aussi Ladarius sans oublier la hyène mère sont assurés d’une place de choix dans la mémoire citoyenne, et l’émotion de cette écriture, du langage et du ciel de l’équateur, n’est pas près de nous lâcher.
On se prend au bout à vouloir dédier ce livre parfaitement réussi à Denis Mukwege, le gynécologue congolais, Prix Nobel de la paix 2018 ; comme Fabienne Juhel, ne s’est-il pas donné comme mission de libérer les femmes d’Afrique…
Martine L Petauton
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