Le Docteur Ineòtis, Giorgos Cheimonas (par Patryck Froissart)
Le Docteur Ineòtis, Giorgos Cheimonas, Editions Maurice Nadeau, 1998, 64 pages, 12 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Roman bref qui extravague ? Long délire poétique ? Provocation littéraire ? Néo-surréalisme ? Ecriture automatique ? Langue expérimentale ? Transcription de logorrhée pathologique ?
Le Docteur Ineòtis, paru en 1971 est un texte de genre indéfinissable, une sorte de torrent narratif aux flots tumultueux et apparemment erratiques de quoi émergent ici et là trois personnages : le docteur lui-même, son compagnon rémouleur, un gitan sans nom, et Tenaghné, une femme étrangement belle et un tantinet lubrique.
« Tenaghné est très belle. Sensuelle et sentimentale avec une bonté pour tous les hommes qu’on pourrait appeler bonté sensuelle ».
Le thème fondateur est l’apocalypse, au sens étymologique, révélation, ici évidente, à la fois de la fin d’un monde et du commencement d’un autre. Est en effet dévoilée subitement aux personnages la façon dont ils mourront le lendemain en même temps que le reste de l’humanité, « d’une mort calculée qui torture comme un châtiment ». Tout individu, inscrit dans la foulée du dévoilement dans la ville ou le village où il doit mourir, a reçu l’ordre de s’y rendre sans plus tarder pour y subir « le châtiment terrifiant mais juste » qu’il mérite.
« Des fous enragés les mettraient en pièces et les brûleraient vivants les éventrant avec d’horribles barres de fer rouillées… ».
Sur ces éléments constitutifs, on aurait pu avoir un roman linéaire captivant, quand bien même l’écriture en eût été conforme aux règles du genre.
On a un texte effectivement captivant mais dont le style est d’une originalité inouïe, ou plutôt inédite, quoi qu’il en soit « inécrite », qui contrevient à tous les codes romanesques.
Les situations sont confuses, les personnages sont fugitifs, innombrables, anonymes à l’exception de ceux qu’on a nommés ci-dessus, leurs actes, leur comportement, leur discours n’ont apparemment pas de lien de continuité entre chacune de leurs apparitions, les évènements se télescopent, la narration est fragmentée, et fragmentaire, les phrases sont tronquées, non finies, ou dépourvues de début, ou morcelées, faites de bribes enchevêtrées, la ponctuation est tantôt absente, tout comme certaines majuscules, tantôt inadéquate, la typographie mêle les caractères en romain et l’italique, les temps verbaux se succèdent de façon incohérente, passant du présent au passé dans une même chaîne de fragments de phrases entre point initial et point final, les mouvements et les réactions de foules indécises, indéterminées, semblant privées de direction et de but, prédominent.
Par ce qui semblerait être l’écoulement, sémantiquement discontinu, de divagations oniriques, de morceaux de rêve mis bout à bout sans queue ni tête, Cheimonas, neuropsychiatre dans sa « vraie » vie, ce qui a dû avoir quelque influence sur cette écriture pseudo schizophasique, a peut-être voulu peindre, et si c’est le cas y a magistralement réussi, par une mise en scène savamment désordonnée et une écriture sciemment et soigneusement anarchique, le tableau paradoxalement réaliste de l’absolu désarroi, de l’épouvante collective et individuelle, de l’extrême confusion, de la résurgence d’instincts primitifs, des flux et reflux de foules paniquées, de scènes de violence ou de désordre sexuel concomitantes, de la dissolution sociale instantanée saisissant l’entière espèce humaine en place à l’annonce brutale de sa fin immédiate et de son remplacement par une humanité nouvelle, jusqu’alors vivant invisible sous terre.
« Le Docteur Ineòtis penché sur le jeune mourant lui a dit enthousiaste et fanatique ceux-là ne seront pas comme nous il s’est produit un changement terrible et même par le corps il se peut qu’ils diffèrent a pensé le Docteur Ineòtis et une mélancolie s’est abattue comme un évanouissement sur son cœur avec une panique brutale car il sentait combien sa fin serait définitive irréparable. Un changement qu’on appelle cosmoïbérique dit le Docteur Ineòtis méchamment au jeune homme comme avec rancune et comme si ce nom avait un sens révélateur et un sens obscur inhumain ».
On le sait : il faut que meure le vieil homme pour que naisse l’homme nouveau.
Patryck Froissart
Georges Cheimonas, neuropsychiatre de profession et considéré comme un des génies de la littérature grecque, est né à Kavala en Macédoine, en 1938. Il a fait des études de médecine à Thessalonique et à Athènes et de neuropsychiatrie à Paris. A partir de 1967 il a travaillé comme neuropsychiatre à Athènes.
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