Le Diable en France, Lion Feuchtwanger
Le Diable en France, Préface Alexandre Adler, Trad. Allemand Jean-Claude Capele. 2012, 360 p. 6,60 €
Ecrivain(s): Lion Feuchtwanger Edition: Le Livre de Poche
La France en eaux troubles
« L’Histoire consiste à donner un sens à l’absurde » lit-on dans les premières pages du Diable en France, autobiographie rédigée par celui qui fut, de son temps, un des écrivains allemands les plus lus. Ce qui lui arriva à lui et à beaucoup d’autres, reste, il est vrai, incompréhensible même si les historiens nous expliquent l’enchaînement des causes et des effets.
C’est au début des années 40, après avoir échappé à l’incarcération avec d’autres artistes juifs allemands ou autrichiens en exil et être arrivé aux Etats-Unis, qu’il commence cette entreprise testimoniale. Dès ses propos liminaires, il remarque qu’il aurait pu écrire un livre qui aurait expliqué les raisons de ce qu’il nomme les « petites péripéties de [s]a vie personnelle » : « Moi-même, je pourrais écrire un livre sur ce sujet et exposer avec une logique implacable les tenants et les aboutissants de cette situation. Mais au tréfonds de moi-même, je sais que je ne connais pas la moindre cause de cette confusion barbare dans laquelle nous nous débattons tous aujourd’hui ».
Ce livre est donc un récit magnifiquement écrit, un témoignage littéraire qui se revendique tel. Il est le regard d’un homme, d’un écrivain sur ce qui lui est arrivé, avec toute la subjectivité assumée que cela suppose : « Je me limiterai à dire ce que j’ai vécu, aussi honnêtement, c’est-à-dire subjectivement que possible, et sans prétendre le moins du monde à une quelconque objectivité » explique Lion Feuchtwanger.
Rapidement, l’auteur se livre à une réflexion très intéressante sur la mémoire et ses défauts. Elle est sélective, nous dit-il, elle a ses manques. Mais, poursuit-il, son arbitraire « constitue un avantage pour l’écrivain. Il oblige à cette absolue sincérité qui est la condition de toute écriture ». C’est donc grâce à ces défaillances, ce que l’on reproche habituellement à celui qui raconte l’Histoire, que nous avons accès au plus intime de son être.
Dès 1933, Lion Feuchtwanger quitte Berlin. Juif allemand, intellectuel, antifasciste, toutes les conditions sont réunies pour que les nazis s’en prennent à lui. Sa maison est pillée, sa nationalité allemande retirée. Il s’installe alors à Sanary, dans le Var. Mais dès 1939, il ne peut plus se dire « heureux comme Dieu en France ». Une première fois en 1939 puis une deuxième en 1940, il doit se présenter pour être interné au camp de Milles comme tous les ressortissants allemands ou apatrides d’origine allemande. Dans cette ancienne tuilerie, dans un premier temps aux mains des autorités militaires françaises (c’est après la promulgation des lois antijuives de Vichy que ces camps serviront à rassembler des milliers de personnes qui seront déportées vers les camps nazis) commencent à s’entasser les étrangers, les réfugiés autrichiens, tchèques, les anciens soldats de la Légion étrangère…
Même si son statut d’intellectuel lui confère une certaine aura au sein du camp, Lion Feuchtwanger souffre très vite des conditions de détention : « Ce qu’il y avait de plus insupportable pour moi, dans la vie du camp, c’était le fait qu’on ne pouvait jamais se retrouver seul, le fait qu’à tout instant, jour et nuit, quelle que fût l’occupation du moment, en mangeant, en dormant et allant aux toilettes, il y avait autour de vous cent personnes qui bavardaient, riaient, criaient, soupiraient, ronflaient, lâchaient un pet, sentaient mauvais, transpiraient, se lavaient ». A cela s’ajoutent bien sûr l’absence de liberté, les conditions d’hygiène très difficiles, la mauvaise alimentation, les travaux absurdes donnés à faire pour occuper les prisonniers, la queue pour les latrines, pour la cantine… Certains, comme l’écrivain Walter Hasenclever, viendront à se suicider ici. Mais contrairement à ce qui se passa dans de très nombreux autres camps, l’auteur reconnaît n’avoir jamais été « le témoin d’aucune cruauté ni de ce que l’on aurait pu considérer comme de mauvais traitements ».
Pendant ce temps, l’armée allemande poursuit son avancée. La Belgique, puis le nord de la France sont aux mains des nazis. L’armistice est signé. Un train d’évacuation pour échapper à la police allemande est alors organisé. Il leur fait traverser le sud de la France dans d’horribles conditions, d’est en ouest. Mais à Bayonne, aucune évasion n’est possible. Retour à Nîmes, pour un nouvel internement. De là, Lion Feuchtwanger – déguisé en femme – pourra s’échapper et rejoindre Lisbonne d’où il partira pour les Etats-Unis.
Ces camps dont nous parle l’auteur, ce ne sont pas ceux des nazis, même si certaines comparaisons seraient possibles. Leur évocation permet cependant de revenir sur les heures les plus troubles de la France de cette sombre époque et de nous amener à réfléchir au comportement du pays des droits de l’Homme. Et comme le signale Jean-Claude Capèle dans sa postface, « l’expérience de Lion Feuchtwanger et sa critique virulente de l’attitude de la France pendant cette période ne peuvent que susciter l’intérêt des citoyens que nous sommes ».
Arnaud Genon
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