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Le design. Histoire, concepts, combats, Catherine Geel, Claire Brunet (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal le 04.04.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Essais

Le design. Histoire, concepts, combats, Catherine Geel, Claire Brunet, Folio Essais (Inédit), janvier 2023, 560 pages, 12,90 €

Le design. Histoire, concepts, combats, Catherine Geel, Claire Brunet (par Didier Smal)

 

Cette chronique est rédigée sur un ordinateur portable ; elle sera lue sur un ordinateur ou un smartphone ; cette chronique est donc aussi enfant du design. En effet, ces objets sont, dans leur réalité matérielle, le fruit de la pensée de designers, et en cela porteurs d’une idéologie : l’ordinateur présente un aspect plaisant destiné à faire oublier qu’il s’agit d’un outil de travail (on est loin, très loin, du Hal de 2001, l’Odyssée de l’espace, même si un designer assista Kubrick dans la conception visuelle du film), le smartphone est idéalement dimensionné pour faire oublier que cet objet est destiné à asservir son utilisateur bien plus qu’à le servir. Nous sommes piégés par le design, omniprésent.

En lisant l’essai de Geel et Brunet, de façon un rien saugrenue en apparence, est revenue à l’esprit une chanson des Smiths parue en 1987, sur l’album Strangeways, Here We Come : Paint A Vulgar Picture. Morrissey y chantait l’aubaine qu’était pour une maison de disques la mort d’une vedette, et au troisième couplet, ces mots étaient mis dans la bouche des « sycophantic slags » (traduise qui pourra) : « Re-issue ! Re-package ! Re-package ! » – « Réédite ! Ré-emballe ! Ré-emballe ! ». Bien que cette chanson ne soit pas citée par les deux autrices, nul doute qu’elles y trouveraient leur compte : Morrissey y proclamait que pour vendre à nouveau les mêmes chansons d’un artiste décédé, il suffisait de leur offrir un nouvel emballage – soit dit en passant, il procédera de la sorte pour son propre album Kill Uncle, publié en 1991 et réédité en 2013 avec une autre pochette, encore plus moche que la première. Quiconque est amateur de musique(s) a pu constater que ce goût pour le ré-emballage, destiné à faire acheter à nouveau des mélodies déjà connues, est dans l’air du temps. Il en va de même pour le livre, bien sûr.

La référence à une chanson des Smiths, eu égard au propos global de Geel et Brunet, peut sembler anecdotique voire déplacée ; elle ne l’est pas : le design, depuis la fin du dix-neuvième siècle au moins, a envahi la société, y a pris une place prépondérante où l’apparence l’emporte sur la fonction véritable ; il a, même si cela peut sembler outrancier de l’écrire, donné forme à la société – d’autant que la limite entre architecture et design est au fond ténue, et que l’intérieur des maisons est formaté tant par l’architecture d’intérieur que par le design (ainsi, chez un célèbre marchand de mobilier suédois, la moindre planche à pain est « designée »…). En ce sens, le design, par cette mise en forme de la vie moderne, est l’indispensable complice du capitalisme, qui n’a de cesse de vendre le même produit à l’infini et donc aime à le re-former, voire le ré-former : « encourager la consommation, mais pas n’importe laquelle », grâce aux effets de mode, ce « changement formel permanent ». De façon lapidaire, on pourrait dire du design qu’il est destiné à envelopper ce qui est censé pallier le vide créé en l’homme par le libéralisme – du moins est-ce vrai pour sa variante la plus visible, celle qui a façonné notre quotidien, de notre mobilier à notre stylo à bille, de notre véhicule de prédilection à notre… goût musical, influencé par des identités visuelles. Le design, outre qu’il est omniprésent dans nos vies, est donc devenu une composante de la société contemporaine, voire a pu la façonner – et c’est toute la force et l’élégance du présent essai que d’envisager le design aussi comme un phénomène sociétal.

Car si Brunet et Geel s’attachent à l’histoire du design, ce n’est pas pour juste l’exemplifier ou l’illustrer (leur texte est éloigné au possible d’un quelconque catalogue d’exposition ou d’un ouvrage de type « beau livre » – un mince cahier contenant quelques photos est encarté dans le volume, cahier dont la nécessité est douteuse), c’est pour envisager l’évolution de ses enjeux dans la société moderne, analyser avec un œil bien plus sociologique qu’historique ou artistique la place qu’occupe le design. Et cette analyse est sidérante, car elle confirme par l’exemple une intuition : « Plongée dans les articulations inédites de la domotique et de la smart city, est réactivée la domestication de nos environnements quotidiens. Et le risque surgit de nous transformer nous-mêmes en usagers pilotés ». Le risque réside aussi en l’émergence d’une société formatée, à l’image de ce que le sociologue allemand Kracauer pointe déjà dans les années trente à propos des Tiller Girls, compagnie dansante fondée en 1889 et toujours en activité durant les années soixante : « La distraction d’une forme mouvante, machinique, souriante, purement esthétique énonce un projet de société bien réel où caractériser le design industriel. La plastique radieuse des Tiller Girls et leurs sourires dans l’effort font se rejoindre en une figure commune la perfection de la chaîne industrielle et les performances des techniques de production. La facilité d’exécution, la fusion rythmique des corps dans le mouvement, comme les composants de la chaîne automatisée, agissent à un double niveau : la précision du design se situe autant dans la métronomie des mouvements des Girls que dans le plaisir donné et reçu ». Brunet et Geel montrent plus loin ainsi que le national-socialisme a pu soumettre à « ce procédé spécifique de destruction du sens qu’est la substitution d’une signification inédite à une autre […] les formes populaires exhibant la standardisation et la précision industrielles » ; « si le régime avait éradiqué l’art moderne, il avait au contraire épousé certains supports des arts industriels ».

Si, par affinité philosophique, on pointe avant tout dans le brillant essai de Brunet et Geel les propos montrant à quel point le design peut se faire le complice de la déshumanisation moderne, il serait malhonnête de présenter Le Design comme un ouvrage à charge, à mettre au service d’un dénigrement de la discipline – de toute façon omniprésente, ce serait donc bien vain, voire puéril. Cet essai ne défend aucune thèse autre que celle-ci : « penser le design, c’est l’arrimer à des configurations antérieures, le voir en situation, décrire ses tâches circonstanciées, écrire l’histoire de ses problèmes » – et donc le mettre en rapport avec la société. Mais c’est aussi évoquer son évolution, les conflits internes qui ont animé la discipline (ainsi de la querelle, vieille en peinture, entre la couleur et le dessin, quasi réanimée dans le direct après-guerre par les designers), son rapport au goût, son rapport à nos vies – et les grandes interrogations qui le traversent, surtout lorsque l’art contemporain lui devient parallèle et que certaines interventions peuvent s’assimiler à des performances.

Le Design, écrit par deux enseignantes, est d’une structure limpide et d’un style clair ; chaque concept est brièvement expliqué, et le néophyte peut ainsi aborder un ouvrage qui parle au fond de la forme donnée à nos vies, et éclaire peut-être cette saugrenue sensation ressentie de parfois vivre tels les figurants dans un décor dont le sens nous échappe. Même si ce sens est désolant, Brunet et Geel le lui rendent ; à nous de le comprendre et, pourquoi pas, si pas d’échapper à la présence du design, du moins éviter sa prégnance et le regarder pour ce qu’il est : un emballage pour des fonctions parfois créées de toute pièce.

 

Didier Smal

 

Claire Brunet est maître de conférences en philosophie (philosophie de l’art, psychopathologie, discours critique & histoire du design) ; ses objets de recherche sont la théorie du design, les modernités et l’histoire de la destruction.

Catherine Geel est professeure titulaire des écoles nationales supérieures d’art (France). Elle enseigne l’histoire et la théorie du design. Elle est chercheure associée au Centre de recherche en design, et membre de comités ou conseils scientifiques.

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A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.