Le Dernier des Justes, André Schwarz-Bart (par Patryck Froissart)
Ecrit par Patryck Froissart 21.10.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Points, Seuil
Le Dernier des Justes, André Schwarz-Bart, Points, 448 pages
Est-il un roman plus bouleversant, plus poignant, plus accablant, plus désespérant que celui-ci ? On a écrit, on a dit, on a fait des documentaires et on a publié, à juste raison, des sommes de documents écrits, photographiques, audiovisuels sur la Shoah, sur l’Holocauste. Primo Levi en a livré un effroyable témoignage. Steiner a « raconté » Treblinka. Il y a eu Nuit et Brouillard, les minutes du Procès de Nuremberg. Des survivants ont témoigné, douloureusement. On a filmé, on a « visité » Auschwitz, Buchenwald… Qui affirme n’avoir aucune connaissance de l’horreur est ignare, hors du temps, ou menteur. Bien sûr, hélas il y a les immondes révisionnistes, les crapules négationnistes. Ceux-là, qu’ils aillent au diable ! La puissance du Dernier des Justes annihile leur puante existence. Car la haine antisémite n’est pas, l’expose ici magistralement Schwarz-Bart, « seulement une histoire du XXe siècle » : ça dure, ça se répète, ça revient, c’est récurrent, depuis les siècles des siècles de « l’ère chrétienne » fondée sur « l’amour du prochain ». Du début à la fin du récit que le présent ouvrage fait commencer précisément le 11 mars 1185, on constate, on confirme, on ne peut que reconnaître que notre « civilisation », loin de s’améliorer, de « s’humaniser », tombe et retombe, régulièrement, dans l’inhumanité, la bestialité, la barbarie, en particulier et de façon odieusement systématique à l’encontre des communautés juives.
Le texte, marqué par une tonalité constante de cinglante antiphrase, de glaçante dérision, d’amère ironie, de fausse légèreté dont on pourra mesurer la foncière désespérance ou le fatalisme définitif dans les extraits qui suivent, est consacré en majeure partie à Ernie Lévy, citoyen juif européen, ashkénaze, du 20ème siècle. Mais il est longuement et précisément précédé de la saga de la lignée des Lévy, ses ancêtres que la tradition range, explique l’auteur, parmi les trente-six Justes qui, de siècle en siècle et de génération en génération, sont élus parmi les élus par la volonté divine pour concentrer en eux, porter sur eux, prendre à leur compte toutes les souffrances de tous les Juifs du monde.
En effet, « la véritable histoire d’Ernie Lévy commence très tôt, vers l’an mille de notre ère, dans la vieille cité anglicane de York. Plus précisément : le 11 mars 1185. Ce jour-là, l’évêque William de Nordhouse prononça un grand sermon et aux cris de “Dieu le veut !” la foule se répandit sur le parvis de l’église ; quelques minutes plus tard, les âmes juives rendaient compte de leurs crimes à ce Dieu qui les appelait à lui par la bouche de son évêque ».
Le récit est fondé sur « l’antique tradition juive des Lamed-waf que certains talmudistes font remonter à la source des siècles, aux temps mystérieux du prophète Isaïe. Des fleuves de sang ont coulé, des colonnes de fumée ont obscurci le ciel ; mais franchissant tous ces abîmes, la tradition s’est maintenue intacte, jusqu’à nos jours. Selon elle, le monde reposerait sur trente-six Justes, les Lamed-waf que rien ne distingue des simples mortels ; souvent, ils s’ignorent eux-mêmes. Mais s’il venait à en manquer un seul, la souffrance des hommes empoisonnerait jusqu’à l’âme des petits enfants, et l’humanité étoufferait dans un cri. Car les Lamed-waf sont le cœur multiplié du monde, et en eux se déversent toutes nos douleurs comme en un réceptacle ».
Afin que puisse être pleinement appréhendée la litanie ininterrompue des persécutions, l’auteur procède par une succession chronologique de récits biographiques mettant en coïncidence la tragique destinée collective des Juifs et les destins individuels s’inscrivant dans la filiation des Justes.
Cette lignée des Justes qui sert de fil romanesque commence lors du massacre de York évoqué tout au début, avec « la survie extraordinaire du jeune Salomon Lévy, fils benjamin de rabbi Yom Tov Lévy », lequel Yom Tov, réfugié avec quelques dizaines de coreligionnaires dans une vieille tour de la ville, y procéda, après six jours de siège, à un suicide collectif en réponse aux exhortations d’apostasie que leur lançaient incessamment les assiégeants en échange d’une hypothétique vie sauve.
« Et voici encore : D’entre le charnier couvert de mouches renaquit son benjamin, Salomon Lévy, que soignèrent les anges Uriel et Gabriel. “Et voici enfin : Quand Salomon eut atteint l’âge de raison, l’Éternel lui vint en songe et dit : Écoute, Salomon, prête l’oreille à mes paroles. Le dix-septième jour du mois de Sîvan 4945, ton père rabbi Yom Tov a été pitoyable à mon cœur. Il sera donc fait à sa descendance, et dans les siècles des siècles, la grâce d’un Lamed-waf par génération. Tu es le premier, tu es celui-là, tu es saint” ».
Salomon vécut à Troyes et finit au bûcher sur décision du roi Saint Louis « de précieuse mémoire », en l’an de grâce 1240. Son fils unique, Manassé dit « le beau » regagna l’Angleterre, plaida la cause des Juifs, journellement accusés de sorcellerie, meurtre rituel, empoisonnements de puits et autres gracieusetés, jusqu’au jour où ses plaidoiries se retournèrent contre lui. Aussi le 7 mai 1279, devant un parterre des plus jolies dames de Londres, dût-il souffrir la passion de l’hostie au moyen d’une dague vénitienne, bénie et retournée trois fois dans sa gorge. Son fils Israël exerça discrètement l’humble métier de cordonnier à Londres jusqu’à l’édit d’expulsion des Juifs d’Angleterre. Devenu président de la communauté juive de Toulouse, il mourut en 1348 des suites de la gifle pascale administrée traditionnellement chaque année par le comte de Toulouse au représentant des Juifs locaux.
Rabbi Mathatias Lévy, son fils, était un homme si versé dans les sciences mathématiques, l’astronomie, et la médecine que certains Juifs eux-mêmes le soupçonnaient de pactiser avec le diable. Constamment menacé de sorcellerie, obligé de fuir et de se cacher durant toute sa carrière de médecin, il finit, après l’édit de Charles VI ordonnant l’expulsion des Juifs de France, en Espagne au milieu du siècle suivant, sur l’immense dalle blanche du Quémadéro de Séville. Autour de lui, entremêlés aux fagots, se tenaient les trois cents Juifs de la fournée quotidienne. Son fils Joakim témoigna avec éloquence de sa vocation. A moins de quarante ans, il composait un recueil de décisions spirituelles, ainsi qu’une vertigineuse description des trois séphiroth cabalistiques : Amour, Intelligence, Compassion. Il dut néanmoins fuir au Portugal à la publication de l’édit décrétant l’expulsion des Juifs d’Espagne, et fut ensuite vendu aux Turcs comme esclave quand Jean III du Portugal chassa à son tour les Juifs de son royaume. Un doute plane sur la fin du rabbi. Une ballade sentimentale la situe en Chine, sur la pointe d’un pal ; mais les auteurs plus réfléchis avouent leur ignorance.
Son fils Haïm, promis à Christ et baptisé d’abondance dans plusieurs couvents, connut un prodigieux destin ; élevé au couvent, ordonné prêtre, il judaïsait sous la soutane… Après maintes vicissitudes, trahi par un coreligionnaire, il est reconduit en Portugal. Là, on brise ses membres au chevalet ; on coule du plomb dans ses yeux, ses oreilles, sa bouche, son anus, à raison d’une goutte par jour ; on le brûle enfin.
Son fils Ephraïm Lévy fut pieusement élevé à Mannheim, Karlsruhe, Tübingen, Reutlingen, Augsbourg, Ratisbonne, toutes villes dont les Juifs furent non moins dévotement chassés. Enfin, il prit le chemin de la mort des Justes, frappé d’une pierre qui l’atteignit à Kassel.
Son fils Jonathan eut une vie plus recommandable. Il parcourut de longues années la Bohême et la Moravie – colporteur d’occasion, et prophète […] En ce temps-là, tous les Juifs d’Occident portaient l’uniforme d’infamie ordonné par le pape Innocent III […] Une heureuse indiscrétion révélant son essence de Lamed-waf, […] on le maria, il fut admis au séminaire du grand Yehel Mehiel où onze ans pour lui s’écoulèrent comme un jour. Lors, Ivan IV le Terrible annexait Polotzk en coup de foudre ! Comme on sait, tous les Juifs furent noyés dans la Dvina, à l’exception de ceux qui baiseraient la Sainte Croix, prélude à l’aspersion salvatrice d’eau bénite. Le tsar se montrant désireux d’exhiber à Moscou, dûment aspergé, « un couple de frétillants rabbinots », il fut donc procédé à la conversion méthodique de rabbi Yehel et rabbi Jonathan. En désespoir de cause on les fixa à la queue d’un petit cheval mongol, puis leurs dépouilles furent hissées à la branche maîtresse d’un chêne, où les attendaient deux cadavres de chiens ; enfin, à la masse balançante de chair, on apposa la fameuse inscription cosaque : DEUX JUIFS DEUX CHIENS TOUS QUATRE DE LA MÊME RELIGION.
Suivront Néhémias Lévy, puis Jacob (mort à Kiev en 1723), Haïm Lévy dit Le Messager installé à Zémiock en Pologne. Le récit se pose en ce lieu avec la vie, beaucoup plus longuement et intimement contée, de manière beaucoup plus détaillée, de Mardochée Lévy et de la belle Judith, laquelle donne naissance à Benjamin Lévy. Le couple et Benjamin échappent de peu au massacre des Juifs de Zémiock par les Cosaques durant la première guerre mondiale. A partir de cet épisode tragique les quatre cinquièmes restants de cet imposant roman se situent dans le contexte historique du XXe siècle. Benjamin s’exile en Allemagne car les Juifs allemands, lui avait-on dit, étaient si gentiment installés dans ce pays que nombre d’entre eux s’estimaient « presque » plus allemands que juifs. Ceci était sans doute fort curieux sinon louable, mais n’en démontrait que mieux la bonhomie et la douceur du caractère allemand.
Sic !
Il s’installe et fait venir sa famille à Stillenstadt, en français : « La ville tranquille ».
Re-sic !
C’est là que naît Ernie, qui devient le personnage principal des 250 dernières pages, Ernie dont l’enfance, l’adolescence se déroulent, marquées par la haine, les exactions, la Nuit de Cristal, dans l’Allemagne nazie, et dont la vie se poursuit dans la clandestinité en France, au rythme des rafles, des fuites, jusqu’à Drancy où, pour y rejoindre Golda, la femme qu’il aime et qui a été raflée à Paris, il convainc, après maintes supplications, les gardiens de l’interner :
– Je voudrais entrer au camp, s’il vous plaît. Je suis juif. Puis il assura sous son bras le petit baluchon des anciens de Zémyock et fit une courbette. – Tu entends ? dit le premier gendarme en désignant l’étoile d’Ernie, il est juif. Alors subséquemment que moi je suis gendarme.
La suite, l’horreur, le train, le wagon plombé, l’horreur, l’enchevêtrement des corps, l’horreur, la faim, la soif, l’horreur, les mourants, les cadavres, les vivants, enfants, vieillards, femmes, l’horreur, des jours et des nuits, la gare factice du camp d’extermination, le tri, l’horreur, la douche létale, l’horreur, l’horreur, l’horreur, la mort du Dernier des Justes…
Nos chroniques invitent souvent à lire les ouvrages sur lesquels elles portent. En l’occurrence, ce n’est pas une invite, c’est une incitation, une recommandation, une injonction : il faut lire, relire et faire lire Le Dernier des Justes, contribution majeure à notre devoir de mémoire collectif. Lecture souvent insoutenable, certes, mais la démonstration de la vérité, aussi immonde soit-elle, oblige, sans relâche, sans réserve, à mettre les mots sur l’innommable, à dire l’indicible. André Schwarz-Bart l’a fait, de façon puissamment expressive. Rendons-lui hommage en entrant dans son livre.
Patryck Froissart
Né à Metz en 1928, mort à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) en 2006, André Schwarz-Bart (né sous le nom d’Abraham Szwarcbart) est un écrivain français. Il est issu d’une famille juive polonaise dont trois des membres disparaissent après leur déportation au cours de la Seconde Guerre mondiale. Engagé dans la Résistance au cours de la guerre, puis, à son issue, ouvrier en usine, membre des jeunesses communistes, il passe son baccalauréat et obtient une bourse pour entreprendre des études à la Sorbonne. André Schwarz-Bart est surtout connu comme l’auteur du Dernier des justes qui obtient le prix Goncourt en 1959. Sept ans après ce prix, André Schwarz-Bart publie avec son épouse antillaise Simone Schwarz-Bart Un plat de porc aux bananes vertes, puis en 1972, La Mulâtresse solitude.
Finalement, après ce tour du monde affligeant, Benjamin opta en faveur du mot : Allemagne. Car les Juifs allemands, lui avait-on dit, étaient si gentiment installés dans ce pays que nombre d’entre eux s’estimaient « presque » plus allemands que juifs. Ceci était sans doute fort curieux sinon louable, mais n’en démontrait que mieux la bonhomie et la douceur du caractère allemand. Sur-le-champ et comme transporté d’enthousiasme, Benjamin imagina une sensibilité allemande, si exquise, si raffinée, si noble enfin que, pris de scrupule et saisis d’admiration, les Juifs en devenaient allemands jusque dans l’âme (Schwarz-Bart, André, Le Dernier des Justes, Cadre rouge, French Edition, p.108, Editions du Seuil, Édition du Kindle).
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A propos du rédacteur
Patryck Froissart
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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.
Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF
Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)
Membre de la SGDL
Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :
-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)
-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)
-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)