Le Dauphin, Robert Lowell (par Nicolas Grenier)
Le Dauphin, Robert Lowell, éditions Réalgar, novembre 2024, trad. anglais, Thierry Gillyboeuf, 120 pages, 21 €
Robert Lowell, une poésie à basse fréquence
Robert Lowell signe son chant du cygne, avec le recueil de poésie Le Dauphin, qui paraît en 1973 aux éditions Farrar, Straus et Giroux, couronné en 1974 par le prix Pulitzer. Le poète américain meurt le 12 septembre 1977 d’une attaque cardiaque dans un taxi jaune à Manhattan, à l’âge de soixante ans, en se rendant au domicile d’Elizabeth Hardwick. Fils d’une illustre famille de Boston, dans le comté de Suffolk, dans le Massachusetts, il naît le 1er mars 1917. Robert Lowell étudie à l’université de Harvard, avant d’achever ses études au Kenyon College, dans l’Ohio. Dans l’histoire de la poésie américaine, il appartient à la famille d’Amy Lowell et de James Russell Lowell. Chancelier de l’Academy of American Poets, à partir de 1962, il baigne dans l’univers de la poésie, d’Elizabeth Bishop à William Carlos Williams. Tout au long de son existence de malheur, Robert Lowell a rendez-vous avec la poésie, telle que l’attestent les vers de Juvenilia :
Je perds des heures à écrire et à biffer un vers,
comme si écouter la conscience, c’était dire la vérité.
Son expérience poétique est le fruit de la modernité sociale et politique. Dans un monde sans dieu, le divorce et la dépression font des miracles. En pleine société de consommation, la médecine nord-américaine a le culte des barbituriques et des électrochocs. Durant la guerre froide qui met l’humanité en sursis, Robert Lowell, intellectuel libéral de gauche, s’engage pour la paix, et fréquente l’intelligentsia, Jacqueline et Robert Kennedy. Dans ce contexte d’instabilité, cette poésie de la bonne société est un confessionnal, à la frontière de l’art et de la vie. À travers une langue prosaïque, il raconte ses déboires conjugaux, la pension alimentaire, la grossesse, la correspondance privée. Le poète américain consigne une poésie introspective, dans l’expectative, jusqu’à se mettre en scène dans sa salle de bains. Au comble de l’égarement, il témoigne de ses jours en maison de repos. Cette poésie du confessionnalisme, d’Anne Sexton à Sylvia Plath, apparaît comme un témoignage poétique d’esprit agnostique ou athée, à l’image du bref poème Face à soi-même :
Après une journée à la maison je vois parfois
que mon visage dans le miroir à barbe semble aussi vieux,
Fragile et distingué que sur mes photographies –
aussi établi. Mais cela n’est pas pour autant qu’on est
tenté d’essayer d’être chrétien.
La dépression est la meilleure amie de Robert Lowell. À travers la nature, chère à son enfance en Nouvelle-Angleterre, il tente de trouver un point d’équilibre. Dans sa mémoire personnelle, la mer, la pêche, les poissons rappellent des souvenirs heureux. Dans le crépuscule des années soixante-dix, sa vie, son œuvre peuvent se résumer à un sentiment doux-amer à travers le poème Week-end automnal à Milgate :
Je regarde un petit groupe fébrile de vaches frissonnantes ; toi, assise,
qui te fabriques une arête de poisson avec une feuille de châtaignier.
Nous sommes à notre carrefour, nous sommes astigmates
et nous arrêtons mal à l’aise,
nous sommes humainement déprimés.
Le recueil Le Dauphin constitue un pont aérien, entre deux continents, l’Amérique et l’Europe. Dans cette collection de poésie où se mêlent des fragments apocryphes de lettres ou des propos de son ancienne épouse, de 1949 à 1972, Elizabeth Hardwick qu’il prénomme Lizzie, il conte le récit de sa rupture jusqu’à sa relation avec Lady Caroline Blackwood. D’une certaine façon, ce recueil qui comprend des sonnets, ainsi que des vers libres, se place à la croisée des mémoires et de la fiction. Robert Lowell quitte un monde ancien, son New York, pour l’Angleterre, de Londres à Oxford, pour une nouvelle vie, avec une nouvelle famille. Sa nouvelle demeure s’appelle Milgate Park, un ancien manoir de huit cents mètres carrés qui s’étend dans un domaine de deux hectares, à Thurnham, dans le Kent, au sud-ouest de Londres, entre la Manche et l’estuaire de la Tamise.
En mer, en avion, à la campagne, l’existence de Robert Lowell se peuple de femmes qui ont l’air de garde-fous contre la dépression. Le 21 octobre 1972, Lady Caroline Blackwood devient, à Chelsea, son épouse qu’il appelle le « Dauphin » ou encore la « sirène », et Ivana Citkowitz, sa belle-fille. Héritière de la famille Guinness, cette aristocrate anglaise, ancienne muse de Lucian Freud, a mené une vie de bohème, sous l’objectif du photographe Walker Evans. Son amour pour le « Dauphin » permet à Robert Lowell de remettre le pied sur la terre ferme. Harriett Winslow Lowell, sa fille qui est le fruit de son union avec Elizabeth Hardwick, apporte de la joie à Robert Lowell, tout comme la naissance de Robert Sheridan Lowell, le 28 septembre 1971. Le poète américain raconte cette vie de famille autour du sapin de Noël, et de ses cadeaux, dans une forme de soap-opera. Dans le poème Fin d’été à Milgate, il éprouve un moment de bonheur :
Je suis assis avec ma femme ébahie, les enfants… L’austère cible du Kent
une tache de champignon. Les années tempérées l’herbe
reste verte après le Nouvel An – moi, ma femme, nos enfants.
Nicolas Grenier
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