Le Cul de Judas, António Lobo Antunes (par Léon-Marc Levy)
Le Cul de Judas (Os Cus de Judas, 1979), trad. portugais, Pierre Léglise-Costa, 219 pages, 9 €
Ecrivain(s): Antonio Lobo Antunes Edition: Métailié
A qui parle le narrateur de ce roman ? À une femme, au bar d’un hôtel lors d’une nuit lisboète ? Oui mais qui est-elle ? Une rencontre coquine ? Ce qui importe c’est sa fonction dans la politique narrative du roman. Elle est l’Autre c’est-à-dire, dirait Lacan, le discours inversé du parlant. Le narrateur s’entend, s’écoute, en lui parlant. Elle est dépositaire du flux de conscience, elle est juste un récepteur.
Ne faites pas attention, le vin suit son cours et d’ici peu je vous demanderai en mariage : c’est l’habitude. Quand je suis très seul ou que j’ai trop bu, un bouquet de fleurs en cire de projets conjugaux se met à pousser en moi, à la façon d’une moisissure dans les armoires fermées et je deviens gluant, vulnérable, pleurnichard et totalement débile ; je vous avertis : c’est le moment pour vous de filer à l’anglaise, avec une excuse quelconque, de vous enfourner dans votre voiture avec un soupir de soulagement, de téléphoner ensuite, de chez le coiffeur, à vos amies pour leur raconter, entre deux rires, mes propositions sans imagination. Cependant, et jusque-là, si vous n’y voyez aucun inconvénient, je rapproche un peu plus ma chaise de la vôtre et je vous accompagne pour un verre ou deux (p.33).
Ce que l’on sait d’elle, par bribes, nous laisse entrevoir une bourgeoise vieillissante, fréquentant les bars de la ville pour y trouver encore une aventure, une affaire amoureuse. Le mépris affleure sans cesse dans le propos du narrateur mais c’est un mépris qu’il adresse aussi à lui-même, bourgeois vieillissant fréquentant les bars de la ville pour y trouver… On arrête là le mimétisme. La quête du narrateur est autre. On l’a dit, il cherche l’Autre, le miroir inversé de son âme. Il a tant à déverser de colère, d’amertume, de vaine révolte. C’est un flot, un flux ininterrompu (la femme ne parle jamais) d’imprécations, de malédictions, d’injures, de paroles pleines de regrets, de rage, marquées à jamais par la perte irrévocable d’un bonheur et d’une innocence déjà lointaines. Un vrai-faux monologue intérieur qui bien sûr évoque Faulkner et Thomas Wolfe (plus Wolfe d’ailleurs par le champ lexical proche du Vieux Gant de Look Homeward Angel) mais dont le bruit et la fureur rencontrent un récepteur. Cette rage qui amène Lobo Antunes à des phrases interminables, scandées par des virgules qui relancent la fureur (et qui rendent par ailleurs les citations difficiles tant il faudrait les tailler, les tronçonner, et ce serait dommage).
Cette dame est-elle pour autant personne, ou n’importe qui ? Juste un fantôme égaré des nuits de Lisbonne, une âme perdue sans contours, sans profil, sans identité ? Peu à peu, on comprend que ce n’est pas ça, qu’un autre ça se cache derrière le rimmel, le fond de teint et le vernis à ongles de la rombière : non la Matrie mais la Patrie portugaise, l’autre mère, cruelle et impitoyable, mangeuse d’hommes et d’âmes, tueuse en série, dévoreuse de jeunes gens, matrone stupide et dominatrice. Le Portugal et ses généraux salazaristes, gras et imbus de leur importance, bêtes et méchants, le Portugal qui a envoyé ses fils au fin fond de l’Angola pour tuer et se faire tuer dans une guerre aussi absurde que ravageuse. Le Portugal et ses mémés bourgeoises, prêtes à envoyer les jeunes à la boucherie pour la grandeur de la patrie.
« Heureusement, le service militaire fera de lui un homme ». Cette vigoureuse prophétie, transmise tout au long de mon enfance et de mon adolescence, se prolongeait en échos stridents sur les tables de « canasta » avec lesquelles les femelles du clan offraient à la messe du dimanche un contrepoids païen, à deux centimes le point […] De sorte que, lorsque je me suis embarqué pour l’Angola, à bord d’un navire bourré de troupes, afin de devenir, enfin, un homme, la tribu reconnaissante envers le Gouvernement, qui m’offrait la possibilité de bénéficier gratuitement d’une telle métamorphose, a comparu en bloc sur le quai, consentant dans un élan de ferveur patriotique à être bousculée par une foule agitée et anonyme qui venait là assister impuissante à sa propre mort.
Une guerre de quatorze années, ponctuée de massacres épouvantables, une blessure à jamais ouverte dans la mémoire du narrateur et des Portugais. Cette patrie elle aussi vieillissante, épuisée, en quête d’une gloire passée à jamais révolue. A l’image de sa capitale, Lisbonne, hérissée de statues de vagues généraux qui montrent du doigt un au-delà des mers qui ne fait plus rêver. A l’image de ses habitants, hébétés, sortant à peine de décennies de dictature et qui les ont gardées dans la tête. Le narrateur se fait comptable du désastre, celui du son pays et celui de l’Europe, accrochés à des passés absurdes de grandeur déchue. Le narrateur parle au Portugal, à l’Europe, les renvoie à leur ignoble passé colonial et aux démons qui les ont conduits ensuite à leur déclin.
Ceux qui sont morts en Angola ont précédé ceux qui sont morts après leur retour au pays. Le narrateur déchiqueté a déchiqueté sa vie, son couple, ses filles, son rapport aux gens et au monde. Le dégoût le submerge, l’amertume l’anéantit. Comme ce jour au zoo de Lisbonne où son regard ne capte que l’immonde.
Des dames âgées vêtues de bleu, des plateaux de gâteaux sur le ventre, offraient des mille-feuilles plus poussiéreux que leurs joues feuilletées, poursuivies par le dégoût gluant des mouches. Des chiens squelettiques de retable médiéval hésitaient entre le bout de la chaussure des employés et les saucisses qui dépassaient des assiettes vers le plancher à la façon de doigts superflus, huilés et comme luisants de brillantine.
L’Angola et ses terreurs font le lit du désespoir, les souvenirs horribles travaillent l’être-au-monde d’aujourd’hui. Le narrateur ne croit plus en la fable tressée par l’Occident et son optimisme, l’espoir est une illusion, la réussite ou le bonheur de sombres plaisanteries. Alors autant laisser cours à la dérision amère qui tient lieu d’idéal ou de projet.
Ce que j’aimerais réussir, par exemple, sans ostentation ni honte, ce serait de couronner ma calvitie naissante d’un chapeau tyrolien à plume. Ou alors laisser pousser l’ongle de mon auriculaire. Ou de coincer mon billet de tramway dans mon alliance. Ou d’accueillir mes malades, vêtu en clown pauvre. Ou de vous offrir ma photo dans un petit cœur en émail pour que vous la portiez quand vous serez très grosse, parce que vous engraisserez un jour ne vous inquiétez pas, nous tous, nous serons gros, gros, gros et tranquilles comme des chats châtrés qui attendent la mort aux matinées de l’Odéon.
Antonio Lobo Antunes est médecin. Le narrateur est, bien sûr, médecin. L’affaire des corps le concerne et la mémoire de la guerre coloniale est pétrie de corps, torturés, lacérés, amputés, morts, putréfiés. Ces corps vont constituer la matière du long cauchemar que sera la vie après – mais y a-t-il une vie après ? – jusqu’à hanter les jours et les nuits, jusqu’à marquer pour toujours une sexualité sans amour, comme cette nuit glauque qui se termine au lit avec la femme à qui il parle et dont il ne peut s’empêcher de regarder le corps comme une réminiscence des cadavres d’Angola. Un long cauchemar, comme sorti des tableaux de Bosch (ou de Goya ?) nous dit Lobo Antunes.
Une fois par semaine j’agitais la cloche de la chapelle perdue au milieu d’un cercle de cases apparemment désertes, dans le silence chargé de bruit qui est celui de l’Afrique lorsqu’elle se tait, et des dizaines de larves informes commençaient à surgir, boitant, se traînant, trottant, des arbustes, des arbres, des cases, des contours indécis des ombres, des larves à la Bosch, de tous âges, sur les épaules desquelles des lambeaux de lambeaux s’agitaient comme des plumes, avançaient vers moi, à la manière des crapauds monstrueux des cauchemars de l’enfance, elles tendaient leurs moignons ulcéreux vers des flacons de médicaments.
Dans Connaissance de l’Enfer, écrit presque en même temps que Le Cul de Judas, Antonio Lobo Antunes racontait son impossible retour à la « normalité » des hôpitaux où il exerçait. Dans ce roman il nous dit l’impossible retour à la vie, l’impossible oubli, l’impossible rédemption. Si ce n’est – heureusement – dans la littérature.
Léon-Marc Levy
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