Le Courage des rêveuses, Jacqueline Merville (par Yasmina Mahdi)
Le Courage des rêveuses, Jacqueline Merville, octobre 2021, 80 pages, 10 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque« Ainsi l’enfant dormait sans un mot, sans un pli. Il allait commencer l’énorme inscription. Il allait essayer l’énorme exception, le long resurgement de l’homme enseveli » (Péguy, Ève)
La boucle du temps
Le Courage des rêveuses, de Jacqueline Merville, texte court, dense, profond, illustré d’une encre de Valentin Hauben, se lit comme un « récit-poème ». Une circularité se constitue à travers des gestes répétitifs et surtout la mémoire. L’eau est l’élément ennemi, invasif, liquide dévorateur, soit provoqué par l’orage, la crue naturelle ou le dérèglement climatique. L’ancien monde disparaît, un nouveau surgit, plane, dévasté, abrasé. L’on retrouve un peu l’ambiance de La Jetée de Chris Marker, un fort contenu imagé, la face d’une réalité (terrible), des moments de vie partiels, dans lesquels les souvenirs viennent dans le désordre avec de nombreux sauts dans le temps. Au bout du souvenir, des visages de femmes émergent… L’écrit renâcle, piaffe, fait du surplace puis repart, attrape des mots comme des papillons, au vol, ou des fleurs rares, au ralenti, dans la quête d’une « survivante chanceuse ».
La chronologie se déroule à la manière d’un film, où les chiffres des heures et des minutes chronomètrent le plan, la séquence écrite. Une matière fluide, dangereuse, engloutit la terre, la noie dans une furie apocalyptique, blessant et mutilant les corps. Quelque chose de biblique résonne dans cette fin du monde, cette éradication du paysage et la démolition des constructions.
Le Courage des rêveuses dessine une société de rescapé(e)s, parqué(e)s dans des camps. Cet univers glauque, cruel, n’est pas sans se rattacher à celui de Sarah Hall dans son roman Sœurs dans la guerre. Ce renversement cataclysmique (tsunami, ouragan, guerre nucléaire) produit une écriture de la réminiscence, et la scansion du temps amène à re-vivre, re-évaluer, re-penser. De belles images fortes, sensibles, ponctuent le texte : « Plus je marche dans ce rien qui m’entoure, un paysage fait de poussière sous la petite lune présente sous forme de halo blanc durant le jour aussi, plus un enchevêtrement de souvenirs me tient compagnie. (…) L’horizon est couleur de pissenlit fané. (…) Des amas de rochers gris effleurent des terres grises. Un voile jaunâtre en guise d’horizon apparaît entre les nuages de poussière ». L’ouvrage témoigne de la terrifiante mutation contemporaine, où « il y a avant et après », souligne l’auteure.
« Marcher encore » est peut-être la réponse, car « on rampe parmi les morts, on continue de marcher pour ne pas crever, on se cache ». Jacqueline Merville dessine une société de laissés-pour-compte, sains et saufs mais considérés comme des rebuts ! Pourtant, tout est renommé, de nouvelles fonctions sont attribuées aux survivant(e)s, malgré l’omniprésence d’un système policier et les pratiques douteuses du potentat scientifique et médical. L’espoir de la salvation s’inscrit dans la matière-mots par des phrases parfois nominales, une prose ramassée – « Existe-t-il un autre monde (…) où le corps n’est ni un poids ni un esclave, un monde (…) au-dessus du nôtre ? ». Or, ce n’est pas la fatalité qui domine, l’écrivaine insuffle espoir et lutte. Se rappeler est somme toute douloureux, et demande du courage. Et le sommeil, réparateur, dilate, apaise et transporte dans cet écrit de la résurgence, au sens géographique du terme (réapparition d’une nappe d’eau à l’air libre ou d’une rivière souterraine) et d’un resurgement, d’une résurrection.
Ainsi, les fragments d’existences anciennes de Myriam, Annie, Salima, etc., étoffent le récit intime de la narratrice, en remodélisent les traces effacées, éclairant l’entraide et la solidarité de ces femmes. À travers ce voyage psychopompe, la boucle du temps se referme : « Suis-je allée dans l’autre temps, celui des ombres, des vies antérieures ou est-ce un songe que je dois effacer ? (…) Je tourne en rond (…) je m’endors »…
Yasmina Mahdi
Jacqueline Merville, écrivaine et peintre, a publié dix livres (fiction, poésie) aux éditions des femmes-Antoinette Fouque, à La Main courante. Elle dirige depuis 2002 une collection de livres d’artistes, et depuis 1992, partage son temps entre le Sud de la France et l’Asie.
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