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Le Corps de l’âme. Nouveaux récits, Ludmila Oulitskaïa (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 19.01.23 dans La Une Livres, En Vitrine, Les Livres, Critiques, Nouvelles, Russie, Gallimard

Ludmila Oulitskaïa, Le Corps de l’âme. Nouveaux récits, traduit du russe par Sophie Benech, Paris, Gallimard, 2022, 206 pages, 18, 50 €.

Ecrivain(s): Ludmila Oulitskaïa Edition: Gallimard

Le Corps de l’âme. Nouveaux récits, Ludmila Oulitskaïa (par Gilles Banderier)

 

Le nom de Ludmila Oulitskaïa figurait sur la liste informelle établie par les parieurs anglais avant l’attribution du Prix Nobel de littérature 2022. Elle eût fait une lauréate très estimable, mais c’était oublier l’aversion séculaire des Suédois pour ce qui vient de Russie. On est désolé (pour l’Académie Nobel) de rappeler que les premiers lauréats de son Prix furent des auteurs aussi indispensables que Sully-Prudhomme, Theodor Mommsen, José de Echegaray, Bjørnstjerne Bjørnson, Rudolf Eucken et Paul Heyse, tout cela parce qu’il ne fallait surtout pas l’attribuer au plus grand écrivain alors vivant, Léon Tolstoï, qui présentait le tort irréparable d’être aussi russe qu’on peut l’être. Sa mort en 1910 ne changea rien. Bounine et Pasternak n’obtinrent la récompense suédoise en 1933 et 1958 que parce qu’ils furent, le premier apatride, le second en délicatesse avec les autorités soviétiques. Tout cela pour dire que Ludmila Oulitskaïa est, elle aussi, un grand écrivain et son recueil de nouvelles en apporte une preuve supplémentaire.

Les étudiants sont en général surpris quand on leur apprend qu’il est plus difficile d’écrire une bonne nouvelle qu’un bon roman. La remarque ressemble à un paradoxe, mais n’en est pas un : il est en effet impossible, dans un texte court, de multiplier péripéties, descriptions, caractérisations des personnages et détails en tous genre. Avec les onze nouvelles (ou « récits »), admirablement traduits par Sophie Benech, qui constituent Le Corps de l’âme, Ludmila Oulitskaïa confirme qu’elle appartient au premier rang, non loin de Tchekhov et de Tourgueniev. S’il est difficile d’écrire une nouvelle de qualité, il est encore plus difficile de publier un recueil qui présenterait une unité. Ludmila Oulitskaïa tourne autour de cette « zone frontalière » opaque de l’être humain, cette zone dont l’existence ne se dévoile que par les effets qu’elle produit en des circonstances exceptionnelles, comme quand les exigences du corps, de la matière, ont fini par se faire moins tapageuses qu’à l’ordinaire, lorsque la vieillesse émousse les sens ou que l’éclair dévorant d’une passion subite, d’une révélation inattendue, déchire un instant le rideau épais, au-delà duquel se trouve – quoi, au juste ? L’autre monde, appelons-le ainsi, envoie de fines vibrations, des signaux subtils, que seule une sensibilité accordée (dans tous les sens du terme, à la fois reçue en don et au diapason du monde) peut percevoir. Le point de départ des nouvelles s’enracine dans la réalité quotidienne : un couple de femmes dont l’une meurt du cancer, une vieille dame qui s’éprend de son médecin, une jeune Russe mariée à un étudiant irakien, deux sœurs réglant la succession d’une mère absente, un jeune homme féru de photographie, un chien en peluche, un médecin légiste au travail, une bibliothécaire perdant peu à peu la mémoire. Ludmila Oulitskaïa est un écrivain bien trop fin pour livrer des récits à thèse ou à visée apologétique, mais elle rend plausible et presque tangible l’existence de quelque chose d’aussi impalpable que l’odeur d’un fruit mûr, d’aussi diaphane et fragile que l’aile d’une libellule et peut-être, au rebours de toutes les « grandes » constructions théologiques, ce quelque chose d’impondérable (en dépit des expériences auxquelles des médecins se livrèrent il y a longtemps) existe-t-il également chez les animaux ; ce qui ne serait pas une bonne nouvelle pour l’être humain, habitué à considérer le monde animal comme une réserve de protéines fraîches. Marguerite Yourcenar n’avait pas tort, lorsqu’elle écrivait que l’indifférence à la douleur infligée aux animaux conduit inévitablement, voire logiquement, à l’indifférence face à la souffrance infligée à nos semblables. Car, même en admettant (ce qui est recevable) qu’aucun « principe spirituel » n’existe, que tout ne soit que matière animée ou inerte et qu’aucune sanction ou récompense ne nous attend au-delà de la mort, il reste les questions de la souffrance et du mal, peut-être alors d’autant plus poignantes et absurdes. Mais, si on admet l’existence d’un au-delà de ce que nous connaissons, toutes les perspectives se modifient subtilement et Ludmila Oulitskaïa s’est faite à son tour le peintre d’un « monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner, revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous », comme l’écrivait un autre grand auteur.

 

Gilles Banderier

 

Née en 1943, Ludmila Oulitskaïa est un écrivain russe. Essentiellement romancière et nouvelliste, elle est aussi dramaturge. Elle a reçu le prix Médicis étranger en 1996 avec son roman Sonietchka (Gallimard).

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A propos de l'écrivain

Ludmila Oulitskaïa

 

Née en 1943, Ludmila Oulitskaïa est une écrivaine russe. Essentiellement romancière et nouvelliste, elle est aussi dramaturge. Elle a reçu le prix Médicis étranger en 1996 avec son roman Sonietchka (Gallimard).

 

A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).