Le Conte de la caravane perdue, Franck Renevier (par Patryck Froissart)
Le Conte de la caravane perdue, Franck Renevier, éd. Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, mai 2021, 200 pages, 19 €
Mohamed Félix Okba Bourrichi était archiviste de la commune d’Alika, une bourgade sans histoire, située à quelques kilomètres de la frontière de la Tunisie, sur le plateau montagneux qui sépare la ville de Nefta de l’ancien carrefour caravanier d’El Oued, en territoire algérien. Mohamed était également conteur…
C’est par ces lignes que commence le récit de l’étonnant destin de Mohamed Félix Bourrichi. Archiviste, conteur de rue, Mohamed se lance résolument, passionnément, avec acharnement dans la recherche des origines des habitants de son village, dont la tradition dit qu’ils descendent tous des membres d’une mystérieuse caravane contrainte vers 1840 à un bivouac définitif en plein désert autour d’une source d’étape par l’armée française lors de la conquête de l’Algérie.
La narration du quotidien de cette sédentarisation forcée, de la lente appropriation et de la domestication progressive de l’espace désertique par les caravaniers qui y créent peu à peu tout à partir de rien, de la fondation d’une communauté homogène à partir du rassemblement forcé d’une cohorte initialement cosmopolite, est à l’image des récits fondateurs des pionniers du Far West ou des Robinsons de Terre Ferme de Mayne-Reid…
La quête de Mohamed, d’abord locale, l’entraîne dans une tournée des principaux centres d’archives, de Nefta à Tunis.
Grâce aux documents sur lesquels il avait pu mettre la main, Mohamed parvint à reconstituer la généalogie des vieilles familles d’Alika.
Mais ses découvertes dérangent les autorités représentatives de l’Etat à Alika : la population actuelle du bourg aurait pour ancêtres communs les femmes du harem du seigneur dont la caravane accompagnait le déplacement : juives, chrétiennes, chiites iraniennes, rifaine, nubienne, indienne, berbère, chinoise, gitane… Ces femmes, les seules représentantes de leur sexe parmi la multitude d’hommes constituant la caravane, sont tellement prisées originairement que, mariées à leur libre choix dès la mort du sultan, elles sont autorisées par l’imam de la communauté, à titre dérogatoire aux principes coraniques, à prendre des amants. A la faveur de cette polyandrie de fait, les premières générations du village sont sous l’autorité effective de la gent féminine.
Et l’on vit naître les premiers enfants. Et quels enfants ! Descendants par les mères de tout le genre humain ou presque et par les pères d’un aréopage des plus fins dignitaires musulmans, sans oublier les esclaves, à la dignité toujours sauve et qui, au moment d’engendrer, se trouvaient de surcroît dans la première fraîcheur de leur statut d’homme libre.
La diversité ethnique et confessionnelle originelle des habitants du lieu, une fois dévoilée par Mohamed, scandaleuse dans une Algérie qui clame son unicité, son arabité exclusive et son islamisme totalitaire, subit une tentative d’occultation, puis de censure par le pouvoir, ce qui a pour effet contraire de propulser Mohamed sous les projecteurs médiatiques et de lui octroyer une célébrité telle que le gouvernement, inversant sa stratégie, l’incite à se présenter sous les couleurs du FLN alors en mal de candidats éligibles.
C’est le début d’une fabuleuse trajectoire qui mènera Mohamed de la députation au statut d’ambassadeur puis à la fonction suprême de président de la république algérienne.
Le sort le plus probable, pour un opposant dont le prestige vient à contrebalancer la nuisance, c’est de devenir, un jour ou l’autre, le représentant de son pays aux antipodes. C’est au nom de cet antique principe que Mohamed finit par être nommé ambassadeur en Colombie.
L’écriture varie de façon circonstancielle, le récit passant alternativement du conte de style voltairien à la chronique d’historien, de la description balzacienne réaliste à l’évocation poétique…
Le silence n’était rompu que par le gazouillis des oiseaux jouant sur l’élasticité des branches, les bassins remplis d’eau que la baignade furtive des étourneaux faisait doucement clapoter.
… de la critique sociale d’une Algérie contemporaine à l’établissement d’une société utopique, de la reconstitution minutieusement précise d’événements du passé à l’anticipation, issue d’une imagination débridée fondée sur une pensée humaniste, d’un avenir idéal de l’Algérie, du Maghreb, des pays méditerranéens, de l’Europe, voire du monde. Sidérant !
Ainsi, par exemple, en conséquence d’un referendum positif, à partir de juillet 2022 et en vertu d’un décret de droit au retour, les pieds-noirs et leurs descendants ayant été invités à revenir, l’auteur offre-t-il un tableau pittoresque du flux des bateaux ramenant les anciens colons et/ou leur progéniture en inversant les scènes et l’ambiance de l’exode de 1962. Renversant !
Les discours publics officiels du personnage sont autant de pièces remarquables dans le puzzle narratif de ce roman polymorphe, en particulier celui qu’il développe devant ses concitoyens d’Alika, qu’on pourrait intituler « le discours du melon et du couscous ». Savoureux !
On notera aussi sa première allocution au Parlement, véritable logorrhée souvent antiphrastique sur la nature, le non-dit, l’implicite et les implications énonciatives du conte populaire, sur les vertus poétiques et les nuances infinies de la langue arabe, sur la relation historique entre cette langue et le français, et, par enchaînement, sur l’impact de la colonisation, puis sur l’influence exercée par les idéologies occidentales, par un mimétisme qu’il dénonce, sur la politique des anciennes colonies… Confondant !
Euphémisme, exagération amusante, arrangements cocasses des imams initiaux avec les règles de l’Islam, imagination débordante, sautes narratives d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre, de Barberousse à Fidel Castro en passant par un Soliman Frangié que Mohamed rencontre à Bogota, généalogies fantaisistes, diversions, propos sérieux et précis d’historien concernant les lieux où séjourne Mohamed (villes, quartiers, monuments, bâtiments publics, édifices religieux, ruines, marabouts), reconstitutions érudites de scènes vivantes et imagées de diverses époques (exemple : la prise d’Alger), extraits de grimoires, d’archives, d’annuaires anciens, de statistiques démographiques… Foisonnant !
Et quand, à la fin du roman, c’est au tour de Zoubida, l’épouse fidèle de Mohamed, de s’adresser au pays et au monde, c’est toute la philosophie de l’œuvre qui est résumée dans son discours :
Elle dit très peu de chose, mais elle le dit avec la sagesse d’une fée à qui l’on vient de présenter un vœu inaccessible. Un vœu qui constituait pourtant l’espoir ultime de son mari : que la Méditerranée puisse rassembler un jour sous un même drapeau toutes les nations qui la bordent. Que les pays riverains de cette mer s’unissent pour former les États-Unis de l’Azur. Que ses citoyens juifs, chrétiens, musulmans travaillent à propager sa lumière, qu’ils reprennent, ensemble cette fois, leur œuvre de civilisation, en direction des peuples barbares du nord, aujourd’hui nantis et industriels.
Mektoub.
Et le lecteur de se dire qu’en effet tout a été écrit.
Patryck Froissart
Orphelin de père, Franck Renevier a été élevé par son grand-père, le préfet Georges Zerbini, Corse et pied-noir. A l’instar de Camus, sa famille a toujours milité pour une indépendance multicommunautaire de l’Algérie. Sociologue et architecte, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Le trou du souffleur (Seuil) ou Livre de recettes pour les amoureux en difficulté (Grasset).
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